mercredi 31 décembre 2014

Top films 2014



1. Bird People de Pascale Ferran (critique)


2. Le vent se lève d'Hayao Miyazaki (critique)


3. Interstellar de Christopher Nolan


4. Au revoir l'été de Koji Fukada

5. Boyhood de Richard Linklater (critique)

6. Her de Spike Jonze

7. Tonnerre de Guillaume Brac

8. Saint Laurent de Bertrand Bonello

9. Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan (critique)

10. Mommy de Xavier Dolan (critique)

11. 12 years a slave de Steve McQueen (critique)

12. Bande de filles de Céline Sciamma (critique)

13. Nymphomaniac - volume 1 de Lars von Trier (critique)

14. Le Conte de la princesse Kaguya de Isao Takahata

15. Black Coal de Diao Yi'nan (critique)

16. Chemin de croix de Dietrich Brüggemann

17. Les Combattants de Thomas Cailley (critique)

18. Aimer, boire et chanter d'Alain Resnais (critique)

19. Un homme très recherché d'Anton Corbjin

20. Gaby Baby Doll de Sophie Letourneur


dimanche 28 décembre 2014

Whiplash - Damien Chazelle


Écrit et réalisé par Damien Chazelle
Festival de Deauville 2014 - Grand prix
Avec : Miles Teller, J.K Simmons...
1h47
Sortie : 24 décembre 2014

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A most violent groove


Il faut souffrir pour être grand. Vouloir devenir le nouveau Charlie Parker quand on est jeune, l’esprit naïf, est un parcours semé d’embûches qu’il nous faut éviter de la meilleure façon possible, résister et y faire face, prendre le contrôle et la direction du courant. Vous ne rêvez pas, le film de Damien Chazelle (acclamé comme un chef d’œuvre au dernier festival de Deauville) propose cette vision poussiéreuse et foncièrement banale de la vie d’un batteur jazzy sur la rampe de lancement de sa carrière. Le jeune Andrew (Miles Teller, déjà remarqué dans The Spectacular Now, seul et unique teen-movie potable de 2014), doit défier son « maître tyran » interprété par l’impeccable J.K Simmons. Ce dernier, ne cherchant rien d’autre qu’à créer de nouveaux génies, va utiliser ses disciples tels des chevaux de courses, allant jusqu’à les rendre agressifs comme des chiens de combat (plus effrayants que ceux de White God, rassurez-vous).

Whiplash n’a en soit aucun problème. Bien écrit et au propos conséquent, il choisit malheureusement de n’en faire pas assez plutôt que trop. Jamais le film ne dévie de son objectif, mais au contraire préfère rester dans une sorte de radicalité modeste, tentant d’instaurer plusieurs micros climax pour donner la puissance nécessaire aux scènes les plus dures et attristantes. A force de se répéter, le film acquiert une monotonie agaçante dont les petites variations ne produiront aucune émotion concrète et permanente. Lorsque tout semble opter pour du hors-piste à l’image de la mini love story d’Andrew, Chazelle ne fait que survoler la question et esquive maladroitement les pièges qu’il se tend. Le message est trop clair et déjà vu pour convaincre : Andrew doit tout abandonner pour devenir un batteur fils de Dieu, morfler et saigner à blanc. Toute la mécanique scénaristique qui pourrait surprendre s’imagine donc avec des temps d’avance, faisant passer ces moments comme purement artificiels tel que l’accident de voiture ou l’apprentissage de la mort d’un disciple de Terrence Fletcher.

Reconnaissons néanmoins que le film commence à se surpasser dans sa toute dernière séquence, d’une force et d’une jouissance proprement sidérante. Enfin, Andrew attaque avec ses armes : son jeu de batterie, qui écorche et transperce littéralement Fletcher autant par sa médiocrité (premier morceau) que sa virtuosité sans égale (dernier morceau). Nous voilà enfin devant un grand film sur la musique anti démonstratif repoussant ses limites, dans une exaltation virevoltante de grâce et de volupté qui confère à Andrew la force impulsive lui donnant tous les droits. Le jeune cinéaste a adapté l'un de ses courts métrage, et il faut bien avouer qu’hormis cette belle note finale le résultat dégage une odeur rance et fait de son cinéma ni plus ni moins qu’un instrument à vent.

Jeremy S. 


Andrew (Miles Teller) et Terrence Fletcher (J.K Simmons)


samedi 20 décembre 2014

Charlie's Country - Rolf de Heer


Réalisé par Rolf de Heer
Écrit par Rolf de Heer et David Gulpilil
Festival de Cannes 2014 - Un Certain Regard
Avec : David Gulpilil, Luke Ford...
1h49
Sortie : 17 décembre 2014

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No country for old (and black) men


L’Australie possède, comme l’Afrique, son histoire et ses cultures ayant provoqué de nombreux remous dans les siècles antérieurs. Les aborigènes d’Australie, premiers colonisateurs du continent avant l’invasion des britanniques, se sentent encore aujourd’hui, pour certains, sévèrement méprisés par la population dominante. Et si ce Charlie’s Country attire une curiosité certaine, la principale raison en est à l’évidence son genre cinématographique fort éloigné du grand biopic académique, préférant se centrer sur un personnage contemporain - et contre toute attente, comique - se dressant contre la population blanche avec, semble-t-il, pour objectif d’éviter de tomber dans le petit drame sentimental convenu surplombé d'un grand film à discours.

Rolf de Heer tente cependant, malgré lui, de se ranger des deux côtés de son conflit platement mis en scène, dosant sommairement les caractéristiques sociales des deux peuples. Entre sursauts comiques et retombées plus dramatiques, le petit jeu du film se voulant malin ne révèle finalement qu’une artificialité cherchant à masquer le substrat originel du propos. Charlie’s Country ne franchit ainsi jamais le pas espéré, y compris dans ses rares séquences d’onirisme d’une naïveté exaspérante n’ayant pas leur place dans l’histoire de Charlie, se voulant à la fois dure et légère, ponctuée par une discrète mais inutile bande son.

Chasse au buffle - Black Pete (Peter Djigirr) et Charlie (David Gulpilil)


Lorsque le film prend le virage d’une sorte de récit initiatique avec l'exil incontournable de Charlie vers Sydney (l’un des points forts du film réside précisément dans cette manière qu’a le personnage de s’approprier le continent, envers et contre toutes les règles pour se faire comprendre du peuple), l’aventure prend enfin forme, détonne par son contraste saisissant entre la vie sauvage de Charlie (qui n’a néanmoins rien du ridicule de celle de Mathieu Kassovitz chez Cédric Kahn) et le fade urbanisme des grandes villes australiennes. Charlie tente à sa sortie de l’hôpital de contaminer à son tour ce nouvel univers, malgré sa taille et son apparence qui ne parviennent au grand jamais à l’effrayer suffisamment pour l’engager dans un éventuel repli. La détermination de Charlie arrive à ce moment du film à une sorte d’apogée, venant enfin renforcer notre empathie et notre fascination pour le personnage jusque-là trop surlignée et démontrée par des événements prévisibles. Si la première partie de l’histoire de Charlie avec les policiers de son village peut d’abord faire sourire, elle ne trouve jamais la force de suggérer autre chose de ce qu’elle montre, instaurer une réflexion moins banale et déjà vue que celle qui nous est présentée.

Car la vie quotidienne de Charlie demeure paradoxalement la matière la plus intéressante du film. Cette fameuse chasse au buffle (trop rapidement montrée) ou les passages nous traduisant sa sereine solitude n’occupent qu’une partie mineure de l’intrigue. Plutôt que de rechercher un aspect documentaire et réaliste dans l’environnement filmé, le cinéaste multiplie les conflits entre les deux peuples dans un but purement fictionnel, avec semble-t-il parfois une certaine peur à nous dévoiler face à face sa perception subjective de la chose. D’objectivité, le film n’en est que trop constitué, et bascule lors de sa deuxième partie dans un naturalisme ne demeurant jamais inintéressant en soit, mais nous promenant dans des contrées déjà explorées, cherchant à asséner une morale puante n’ayant d’autre effet que d’annuler toute la singularité du personnage de Charlie, pourtant magnifiquement interprété par un acteur au physique mystérieux, imposant, et au jeu naturel le faisant presque passer pour un non professionnel. Il porte à lui seul, par son visage à la fois ravagée, compréhensible et impénétrable, la promesse d’un film choc. N’en subsiste finalement qu’une émotion tout aussi éphémère que forcée.

Jeremy S. 



jeudi 20 novembre 2014

Eden - Mia Hansen Love



Réalisé par Mia Hansen Love
Écrit par Sven et Mia Hansen Love
Avec : Félix de Givry, Pauline Etienne, Vincent Macaigne, Greta Gerwig...
2h11
Sortie : 19 novembre 2014

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"To long, one more time"


Se sentir perdu tout en conservant ses propres repères. Savourer sa jeunesse comme un être ambitieux et pris dans l’engrenage, apprécier dignement ces cadeaux divins qui nous sont offerts, à portée de main, délivrant bonheur et tristesse : les filles, la musique, le tabac, la poudre blanche. Appartenir à un collectif, ne pas rester seul, ne jamais chercher à aller de l’avant mais simplement vivre les meilleurs instants d’une vie ; ne pas se poser de questions, fusionner son esprit avec son corps pour éviter les excès. Paul va vivre sa vie comme les autres personnes de son âge, bien que son activité passionnelle de DJ le maintiendra sous son emprise pendant plus d’une quinzaine d’années.

Le jeune homme ne cherchera nullement la porte de sortie. Au départ de la magnifique Julia (Greta Gerwig) pour l’autre côté de l’atlantique, Paul va se rabattre sur Louise (Pauline Etienne) et continuer à suivre une vie qu’il estime normale, agréable, sans la moindre ambiguïté. Il serait sévère de qualifier le scénario de Mia et Sven Hansen Love d’une banalité agaçante, inscrit dans un naturalisme peu assumé. D'autant plus avec Eden qui n’est autre que l’histoire du frère de la cinéaste, certes remaniée mais se voulant fidèle sans le moindre aspect documentaire. L’on connaît déjà le talent de Mia Hansen Love pour raconter de longues fresques - généralement en moins de deux heures - et se dressant fermement contre le modèle hollywoodien classique. Un amour de jeunesse et Tout est pardonné étaient du même acabit, narrant une longue histoire avec justesse, douceur et réalisme, recherchant de la beauté dans le naturel et des lumières dans un quotidien sombre et morose.

Paul (Félix de Givry) et Louise (Pauline Étienne)

Le temps passe dans Eden. Malheureusement beaucoup trop vite dans la première heure et demie pour que nous puissions saisir l’état mental de Paul, voire nous y retrouver comme la mise en scène semble l’indiquer. Soulignant exagérément ses ellipses, le film prend une lourdeur peu encourageante pour la suite. Le but de la jeune cinéaste étant clairement de laisser filer son conte de fées empoisonné comme une avalanche dévalant la pente que les skieurs ne parviennent à éviter. La solitude s’empare progressivement de Paul, ses amis disparaissent, réapparaissent, rigolent, pleurent, ou pire. Fort heureusement, le drame incontournable de tout scénario Hansen-Lovien ne sert pas cette fois-ci (du moins pas directement) d’aiguillage vers une deuxième partie prévisible et déchirante.

Ayons beau dire que le film porte pour sujet principal la French Touch, le discours ne semble jamais traduire un témoignage exhaustif de la génération correspondante. Précisément car la cinéaste isole le cas de Paul, ce dernier se faisant dépasser à toute vitesse par ses partenaires, avec une prise de conscience anormalement tardive. Si David (Vincent Macaigne) ne paraît ici nullement à sa place, on pourra relever un certain charme à observer ce personnage ne jamais prendre une ride pendant ces quinze courtes années, dans une sorte de contre courant générationnel. A défaut de ne pas forcer l’empathie pour Paul, le film ne parvient jamais à la hauteur attendue, comme avec un changement ou un revirement brutal de son comportement (peut-on vraiment penser à vingt deux ans comme à trente cinq ?) après sa rupture avec Louise. Eden reste les pieds enlisés dans un réalisme pouvant passionner pendant quatre vingt dix minutes, mais qui au grand jamais ne cherche à dépasser l’exploitation minimale de son potentiel. A l’image de cette sublime fin typique des films de la cinéaste, qui semble néanmoins résonner creuse tant le personnage de Paul (excellente interprétation de Felix de Givry) ne captive pas assez notre imaginaire de spectateur qui viserait en premier lieu à prendre sa place.

Ne boudons néanmoins pas notre plaisir pour une BO qui sonne déjà comme mystérieusement nostalgique, atteignant son point d’orgue avec ce lent panoramique floutée sur Within des Daft Punk. Eden manque de fulgurances et de scènes marquantes comme n’importe quel film sur la jeunesse pourrait goulûment en receler. La fresque et les personnages sont là. L’émotion, elle, peine à subsister, restant quelque chose d'éphémère dans cet œuvre personnelle possédant une thématique aux mille couleurs. 

Jeremy S.

jeudi 23 octobre 2014

Bande de filles - Céline Sciamma



Écrit et réalisé par Céline Sciamma
Festival de Cannes 2014 - Quinzaine des réalisateurs
Avec : Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh...
1h52
Sortie : 22 octobre 2014

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Diamonds


Filmer les banlieues a toujours posé problème au cinéma. Problème de distance du cinéaste face à son sujet, de direction d’acteurs, d’un choix d’une mise en scène documentaire ou fictionnelle. La grande surprise du troisième film de Céline Sciamma, c’est que ce dernier vient dynamiter toutes les attentes et préjugés que le spectateur lambda pourrait se faire à la vue de cette affiche simple, mais dégageant un charme mystérieux non dénué d’attirance, titillant une curiosité bien plus face aux actrices qu’au film lui même.

Chacune repérée par un casting sauvage, les quatre interprètes principales de Bande de filles apparaissent totalement refaçonnées par la caméra de la cinéaste, au filmage anti-naturaliste qui les suit dans leurs déambulations parisiennes, resituant leurs corps dans un espace à priori sans grand intérêt cinématographique, dont l’utilisation des décors montre néanmoins tout son potentiel. De la danse, des combats de gangs, la vie en banlieue observée par Céline Sciamma est ici traduite à l’écran de manière plus que séduisante, arborant une esthétisation pop des plus glamours pouvant lointainement évoquer les films de Sofia Coppola.
La trame du récit s’étire longuement, ne cherche pas dans les deux tiers du film une surdramatisation inutile, reste lente et sobre comme l’était celle de Tomboy et Naissance des Pieuvres. Ces deux premiers films traitaient de la sexualité dans l’enfance comme Bande de filles traite de l’intégration dans une communauté sous toutes ses facettes. Le film se perd ainsi dans les registres dramatiques et comiques, refuse le conditionnement dans ses instants lyriques bouleversants (la danse sur le morceau de Rihanna, le travelling latéral sur les quatre filles cheveux au vent) venant quelque part troubler cet équilibre parfois trop dosé de noirceur et de luminosité.

La toute dernière partie du film, pouvant davantage être vue comme un long épilogue, est en ce sens bien loin du niveau des séquences précédentes. Céline Sciamma décide de montrer une ultime « descente aux enfers » sans grand intérêt, à l’émotion trop appuyée pour émouvoir, avec l’entrée de nouveaux personnages parfois peu crédibles. Tout cela pour montrer Vic (Karidja Touré) retombant sur ses pieds, ayant vu naïvement une part sombre enfouie dans son monde.

La qualité des quatre vingt dix premières minutes ne retire toutefois pas cette drôle de sensation d’avoir visionné un film maîtrisé et intelligent, beau et touchant, sans regard misanthrope envers la société restante volontairement occultée, tout comme la figure des parents (déjà le cas dans Naissance des Pieuvres). Un petit voyage en banlieue parisienne nous ouvrant littéralement les yeux sur quelques beautés d’un univers que nous croyons connaître, mais qui revêt un caractère bien différent et passionnant devant la caméra d’une réalisatrice dont le style ne semble jamais s’épuiser.
Jeremy S.


Lady (Assa Sylla), Adiatou (Lindsay Karamoh), Marieme (Karidja Touré), Fily (Mariétou Touré)


mercredi 8 octobre 2014

Mommy - Xavier Dolan



Écrit et réalisé par Xavier Dolan
Prix du Jury - Festival de Cannes 2014
Avec : Anne Dorval, Suzanne Clément, Antoine Olivier Pilon...
2h18
Sortie : 8 octobre 2014

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Mother


Xavier Dolan, vénéré par le public français depuis son deuxième film, n’avait pas été pronostiqué d’avance comme le déclencheur du tsunami cannois il y a de cela six mois. Un cinquième film à 25 ans ne peut être qu’indubitablement l’œuvre d’un génie et d’un jeune cinéaste (trop) ambitieux, qu’on le vante et l’apprécie, ou à l’inverse qu’on le déteste et le méprise (ce qui fût mon cas à la vision de son 2ème et 3ème film). Sort donc cette année Mommy, traitant encore une fois de la figure inépuisable de la mère, durant plus de deux heures et montrant à l’écran un jeune adolescent au véritable physique d’acteur encore inconnu dans notre pays (Antoine Olivier Pilon). Presse et public avaient d’ores et déjà annoncé la consécration du jeune cinéaste pour Laurence Anyways (2012) trois ans auparavant. Mommy serait donc un cinquième film dans la continuité des précédents, conservant son public fan et n’affichant pas davantage d’inventivité pour les habitués. Que nenni. Véritable jalon dans la carrière du québécois, ce grand film n’est finalement ni plus ni moins qu’un aboutissement de son cinéma, fioritures et graisse des précédents films en moins, avec une maturité renversante dans le propos et une mise en scène excellemment novatrice pour un si jeune cinéaste.

Exit l’esthétique pop exacerbée des Amours imaginaires et le sérieux forcené de Laurence Anyways. Mommy suit une narration plus classique, se construit autour de grandes scènes d’intensité quasi égales. Anne Dorval est maîtresse du film, comme Gena Rowlands l’était chez John Cassavetes. L’hystérie de Mommy, provoquée par les rapports qu’elle entretient avec son fils Steve ne se limite jamais à un simple jeu d’acteur, un banal affrontement comme tout film traitant de la période de l’adolescence. Elle est intrinsèquement liée à la mise en scène de Dolan qui nous emprisonne, face aux visages de ces personnages aux antipodes de l’archétype : Steve est un clown triste ravageur et violent, Diane une fausse mère décérébrée à cause de la mort de son mari ayant du mal à justifier l’amour pour son fils. Ce thème central du film revêt ici un caractère agréablement singulier par son inconstance folle que l’on croit plus d’une fois rétablie définitivement.

Diane - D.I.E - Mommy (Anne Dorval)

La grande force de Mommy est donc cette capacité à ne jamais montrer le chemin des sentiments pour ses protagonistes, les laisser exister pleinement en roue libre et ne jamais se ranger du côté de l’un d’eux. Cette hallucinante et sublime séquence du rêve de Diane le prouve par son utilisation continue du flou artistique. Ces personnages ne sont plus que des corps indéfinissables aux mouvements imprévisibles, à l’humeur changeante d’une seconde à l’autre nous empêchant de leur apposer une identité, une caractéristique émotionnelle qui établirait finalement un trop fort clivage entre les uns et les autres, qui masquerait tout le charme découlant des plus violentes scènes provoquant un malaise certain, une position inconfortable devant cet écran au format carré ressemblant à la fenêtre d’un regard empreint d’une grande perversité. Ce procédé n’est par ailleurs nullement verrouillé, et n’apparaît pas comme une marque de style auteuriste pompeux comme il pourrait se laisser observer dès la scène d’exposition. Déployer le format de l’écran par les mains de Steve est en ce sens l’une des meilleures idées de Mommy : à cet instant, les différents espaces extra et intra diégétique du film se décloisonnent et témoignent d’une grande ouverture d’esprit du cinéaste envers son public, la visée de son film et sa capacité à surprendre constamment sans jamais ennuyer par ces dialogues québécois parfois trop bavards au sein de ce sublime trio d’acteurs.

Nous sommes pourtant perdus dans un tourbillon de situations rocambolesques, drôles et effrayantes dont le sens peine parfois à émerger, semblant parfois peu réfléchies mais toujours subtilement écrites. Les moments de grâce et les envolées lyriques qui redonnent une bouffée d’air frais à Steve se retrouvent eux dans une poésie pure se détachant de l’atmosphère sombre du film. Comme habituellement chez Xavier Dolan, l’utilisation de nombreux morceaux musicaux très mainstream participe à cette croyance en la libération de toute contrainte cinématographique, à l’abandon des règles pour produire un flottement cotonneux dans l’univers réaliste où baigne Steve. Cotonneux car ce n’est pas à une suresthétisation que s’adonne Dolan, mais bien à l’effacement de toute prétention, de tout regard narcissique de sa caméra qui pouvait fortement se ressentir dans ces précédentes œuvres. La modestie de Mommy et son rythme effréné jouant sur les registres dramatiques et comiques sur une aussi longue durée revigore notre attachement au film, n’étant pas forcément pénétrable avec facilité à cause du jeu typique des protagonistes, paraissant peu naturel mais finalement riche en contradictions, en questionnement sur leur psychologie et leur attitude restant au final mystérieuses mais assez proches pour enclencher ces geysers d’émotions pures. Dolan a peut être réalisé un chef d’œuvre, mais a surtout fait ses preuves pour les plus sceptiques d’entre nous, et annoncé par ce coup de maître qu’il n’est pas prêt de se retrouver a court d’idées, ni de se décourager dans l’exploration de son univers cinématographique novateur, nous le faisant partager de manière très habile et absolument inoubliable. 

Jeremy S.


Steve (Antoine Olivier Pilon)

vendredi 3 octobre 2014

The Tribe - Myroslav Slaboshpytskiy



Écrit et réalisé par Myroslav Slaboshpytskiy
Avec : Grigoriy Fesenko, Yana Novikova, Rosa Babiy...
2h12
Sortie : 1er octobre 2014

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Le bourreau et la putain


Un film ukrainien sur nos écrans français ? De quoi nous mettre l’eau à la bouche, d’autant plus lorsqu’on connaît son succès retentissant au dernier festival de Cannes, dont la mauvaise réputation veut que ce dernier fasse émerger des films d’auteur radicaux peu accessibles, élitistes au point de pouvoir tout se permettre. Fort heureusement, le festival est loin de se limiter à ses préjugés, comme en atteste la plutôt bonne qualité des palmarès de ces dernières années.

Pourtant, The Tribe apparaît dès les premières minutes (et même à la vision de sa bande annonce) comme le cliché du film cannois, ou pire encore, l’archétype du film d’auteur détestable des pays de l’est (à l’instar du Paradis : Amour d’Ulrich Seidl sorti en 2011). Il possède cependant une singularité nouvelle et prend des risques : n’être tourné qu’en langue des signes sans dialogues, sans traduction car nous n’en avons apparemment pas besoin, ou plus honnêtement le cinéaste n’en a pas vu la nécessité pour appuyer le sens des scènes filmées.

Le film commence par l’arrivée d’un jeune adolescent dans une école de sourds muets. Bizutage oblige, il va se retrouver entrainé dans un groupe de garçons turbulents, ne cherchant que la bagarre et à se faire de l’argent en prostituant deux de leurs amies chez des camionneurs étrangers. The Tribe montre-t-il dans ce qu’il raconte quelque chose de nouveau, d’inconnu à nos yeux avant la séance ? En plus d’être un enfilade de clichés (vous n’échapperez pas à une tortueuse scène d’avortement pompée sur 4 mois 3 semaines et 2 jours du roumain Cristian Mungiu, ni aux scènes de sexe crues qu’on a pu voir réalisées avec davantage d’intérêt dans Clip de la serbe Maja Milos), The Tribe les étire inutilement dans des longueurs insupportables, des plans séquences certes brillamment mis en scène mais provoquant un ennui sans bornes, en particulier dans ses scènes de violence abominablement gratuites.

Ce quadruple meurtre à la table de nuit vise à démontrer la monstruosité dévorante sur la psychologie du protagoniste que nous accompagnons pendant plus de deux heures. Ce n’est pas un film sur la masculinité, mais bien davantage sur la mysoginie. Si le cinéaste gardait un œil objectif sur cette attitude, The Tribe aurait été passable et aurait eu davantage de potentiel, sous un aspect quasi documentaire. Malheureusement, la complaisance avec laquelle se déroule les plus horribles scènes sous nos yeux en démontre l’inverse. Filmés comme des animaux sauvages, les sourds muets subissent la caméra de Myroslav Slaboshpytskyi, véritable dictateur de cinéma comme on peut en voir très rarement.

À cette gratuité débordante, l’originalité primaire du film (tournage intégral en langue des signes) se fait vite oublier par sa non concordance avec la thématique. Pourquoi raconter ces atrocités avec ce procédé ? Quel est le but ? Immersion, subversion, provocation, masochisme, oppression ? Un peu des cinq sans doute. Rien n’y fait donc pour mettre en lumière cette mise en scène virtuose, qui pourrait être rendue fascinante si elle reposait sur quelque chose. Une tare du cinéma d’Europe de l’est et une torture sans limite, The Tribe n’est finalement rien d’autre qu’une mauvaise surprise ayant trouvé aveuglement de nombreux distributeurs, premiers responsables de la diffusion de cette merde infâme qui n’aurait jamais du voir le jour.

Jeremy  S.





lundi 8 septembre 2014

Métamorphoses - Christophe Honoré



Écrit et réalisé par Christophe Honoré
Avec : Amira Akili, Sébastien Hirel, Mélodie Richard...
1h42
Sortie : 3 septembre 2014

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L'art d'aimer


S'attaquer à une libre adaptation de l'ouvrage d'Ovide mériterai, avant même d'en voir le résultat, tous les encouragements nécessaires à la réalisation du projet (qui plus est avec un relativement bon cinéaste français aux commandes). Christophe Honoré devait pour ceci faire face à deux difficultés majeures : une réalisation à effets spéciaux d'un film fantastique dans un premier temps, de la matière utile (et à fort potentiel cinématographique) à filmer dans un deuxième (compte tenu de la longueur du texte, il était impensable de tout condenser en un seul film). 

Choisissant de centrer son récit autour d'Europe - jeune lycéenne dont les rencontres avec les différentes divinités lui apparaîtrons comme un voyage initiatique - Honoré parvient bel et bien à mettre en images de fabuleux et inoubliables moments présents dans le texte original. C'est en se limitant à cette approche audacieuse casse-gueule que Métamorphoses tire de ses personnages une essence purement mythologique. Même si le cadre spatial du film demeure contemporain, nous ne sommes jamais face à une incrustation explicite et lourdement métaphorique de toutes ces créatures les pieds sur Terre. Un monde singulier est ainsi créé, monde merveilleux et magnifique dans sa communion parfaite avec la nature. La transformation de Io en génisse ne s'opère ainsi que de la plus simple des façons, passant d'une forme humaine à une forme animale sans effet direct et percutant, ne cherchant pas plus loin qu'un efficace faux raccord. 

Junon (Mélodie Richard) et Jupiter (Sébastien Hirel)

Scindé en trois parties, l'équilibre des 1h40 n'est pas toujours conservé mais repose sur de longues scènes rendues poignante par leur déroulement mystérieux, construit sur un suspense peu haletant mais subtilement volontaire, le plus souvent vers des dénouements insoupçonnables (du moins lorsque nous ne connaissons pas l'ouvrage d'origine). En pilote quasi automatique, le film ne pourrait apparaître que comme une vulgaire enfilade de scènettes ennuyeuses fonctionnant indépendamment les unes des autres. Si Honoré ne possédait pas cette maîtrise de filmage des corps dénudés, parfois même abusivement sublimés, l'intérêt de Métamorphoses s'échouerai paresseusement dans la direction artistique et l'usage des décors naturels. Voir un cinéaste chambouler son univers propre pour faire table rase et repartir à zéro avec cette ambition folle n'en est que plus attirant. Critiquer le jeu d'acteur n'est ici pas un argument valable : nous sommes avant tout face à des corps humains, des corps de femmes et d'hommes arborant leur sexe et leur poitrine comme un élément non tabou et surtout peu justifié dans la plupart des situations, animés par un désir d'abolition du hors champ. 

À l'inverse d'Holy Motors de Leos Carax auquel Métamorphoses peut parfois faire penser, Honoré se n'attelle pas au discours réflexif et lourdingue sur le septième art. Il n'est finalement à la recherche que d'un seul et même unique but : raconter des mythes, projeter un texte vieux de plusieurs siècles sur un écran de cinéma afin de nous en faire partager sa vision propre, à l'image de grands opéras (on peut à ce propos émettre quelques réserves sur la séquence d'Orphée et Eurydice). Tout est-il compréhensible et limpide sans être connaisseur d'Ovide ? Assurément non. Un charme volatile s'opère pourtant en dépit des nombreuses maladresses du film, un charme sans doute oubliable quelques jours après la séance. Mais Métamorphoses est également la surprise innatendue d'un grand cinéma français poétique que nous n'aurions jamais pensé dénicher chez un réalisateur de comédies musicales rétros. Il préférait jeter un regard en arrière et honorer le cinéma d'antan ; aujourd'hui, le vent a tourné. 

Jeremy S.

Damien Chapelle (Bacchus)



samedi 23 août 2014

Sils Maria - Olivier Assayas



Ecrit et réalisé par Olivier Assayas
Festival de Cannes 2014 - Compétition Officielle 
Avec : Juliette Binoche, Kristen Stewart, Chloé Grace Moretz...
2h03
Sortie : 20 août 2014

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Brume à pic


L'actrice. Un fort sujet cinématographique qui obsède nombre de cinéastes aujourd'hui, Ari Folman étant le dernier nous ayant marqué il y a de cela tout juste un an avec le Congrès (2013) qui offrait à Robin Wright un rôle en or pour sa carrière déjà remarquable. Femme du même âge, Juliette Binoche reçoit un hommage similaire devant la caméra d'Olivier Assayas, ayant déjà exploité la psychologie du jeu de Maggie Cheung dans le médiocre Irma Vep (1996).

Un metteur en scène célébre de cinéma et de théâtre vient de rendre l'âme. Maria Enders (Juliette Binoche) et son assistante Valentine (Kristen Stewart) l'apprennent à bord d'un train avant la présentation d'une avant première de son dernier film. Maria, alors ravagée et effrayée par cette immense perte, se voit proposer un rôle d'une pièce qu'elle jouait à l'âge de vingt ans. Elle doit cette fois se fondre dans la peau du personnage aîné, son rôle de l'époque étant attribué à une jeune star hollywoodienne dissidente et montante (Chloé Grace Moretz). Une fois le pitch exposé dans une première partie, Assayas nous emmène en Suisse à Sils Maria, image de lieu utopique et reculé du monde propice à l'apprentissage du nouveau rôle de Maria. Sorte de faux huis clôt dans les paysages alpins, le film repose platement sur des dialogues à l'écriture fine mais rendue quasi écœurante au bout d'une longue heure stagnante. L'interprétation correcte des deux actrices ne rattrape que faiblement notre intérêt décroissant pour ce qui se joue sous nos yeux : Maria vieillit, de la tristesse se lit sur ses yeux lorsqu'ils se portent sur son assistante. Jalousie, remords, empathie ? Une pluralité de sentiments toujours ambiguë, mais rendue peu passionnante par la mise en scène faible et peu inspirée du cinéaste. Le passage du temps est ainsi rendu palpable par des fondus au noirs récurrents, des coupes imprévisibles et une mélodie classique reprise sans grande signification cohérente. 

Maria Enders (Juliette Binoche) et Valentine (Kristen Stewart)

Le but peut ainsi paraître atteint : grand film nostalgique, excessivement bavard pour ses 120 minutes, confrontant actrice de qualité française à stars hollywoodiennes à l'esprit tout sauf naïf, plus mûr que leur âge. Des idées, une esquisse d'un nouveau Opening Night (Cassavetes, dont les influences s'affichent clairement) mais finalement rien de plus qu'un film d'auteur banal manquant de puissance dans l'utilisation de ces décors et de son discours brumeux, pouvant au mieux en résulter une interprétation personnelle au lever du rideau. Ce serpent de brume qui hante Sils Maria n'est utilisé qu'à des fins métaphoriques déjà vues et non surprenantes. Assayas ne s'attache qu'à transmettre ce regard en arrière de Maria, sa peur du futur comme son agacement refoulé pour la nouvelle génération. Se manifestant par cette présence cannibalisante d'internet, des téléphones portables et des iPad, le visage perdu de Maria demeure sans grande émotion. L'arrivée bien tardive de Jo-Ann Ellis (à croire qu'Assayas n'a pu faire tourner Grace Moretz autant qu'il le souhaitait) redonne l'illusion de la poursuite du film vers d'autres thématiques insoupçonnées. Choisissant de clore sa belle histoire prometteuse par une ellipse grossière et ridicule, l' "épilogue" de Sils Maria apparaît finalement comme le début d'un autre film à plus grand potentiel que nous aurions souhaité. La disparition de Valentine, à la fois inexplicable, mystérieuse mais évidente, est à cet instant l'un des plus beaux moments du film. Assayas fait ainsi surgir de façon stupéfiante l'aveuglement et la mélancolie de Maria, jamais aussi bien explicitée et découverte au grand air.

Montrer les coulisses ternes et fades du septième art est une idée naissante de grands films modernes. Aller chercher le beau dans le laid, la passion dans le quotidien répétitif du milieu sont les objectifs de Sils Maria. Il lui manque une certaine légèreté et élégance, moins austère que cette mise en scène sans couleurs variantes, calquée sur un scénario voguant à l'ennui dans plusieurs séquences pourtant bien écrites. Venant d'un aussi grand cinéaste confirmé, les questions dans lesquelles nous laissent Sils Maria sont d'autant plus décevantes, alors qu'elles devraient susciter une vision complexe de cette oeuvre simple, donnant des nouvelles du monde du spectacle par un chemin voulu subtil peinant à émouvoir suffisamment. 

Jeremy S.

Jo-Ann Ellis (Chloé Grace Moretz)

jeudi 21 août 2014

Les Combattants - Thomas Cailley



Réalisé par Thomas Cailley
Écrit par Thomas Cailley et Claude Le Pape
Festival de Cannes 2014 - Quinzaine des réalisateurs
Avec : Adèle Haenel, Kévin Azaïs, William Lebghil...
1h38
Sortie : 20 août 2014

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Survival Club


La comédie française, actuellement en lente phase de régression, continue néanmoins de voir l’émergence de nouveaux cinéastes proposant une nouvelle donne, combinant originalité et humour grand public (à l’image de Noémie Llovsky, Bruno Podalydès, Valérie Donzelli...). 
Loin d’être culte instantané ou film phare du genre, Les Combattants mérite néanmoins le détour pour sa mixité thématique aussi bien que pour son aspect fin, léger, au mieux poétique qu’il n’est pas coutume de découvrir régulièrement sur nos écrans. Sur fond d’un univers militaire peu connu et montré au cinéma, Thomas Cailley met en scène une touchante histoire de relation entre deux jeunes adultes ambiguë et contradictoire, jamais ridicule mais rendue subtilement drôle (d’un humour grinçant) et renversante. De l’amour, certes, mais entre suggestion et absence. Deux êtres aux pôles opposés se rencontrent lors d’un stage pour intégrer l’armée : Elle est aussi musclée que Laure Manaudou et a un comportement éminemment viril. Il est un vieil adolescent calme et serein manquant de résistance et de confiance en soi.

En affrontement pendant les deux tiers du film, Arnaud et Madeleine vont faussement se détester, fuir chacun de leur côté tout en maintenant une attirance réciproque quasi invisible. De l’entraide, de la compassion naissent dans l’apparent cœur de pierre de Madeleine, jusqu’à se retrouver honnêtes et non refoulés. Dans un troisième acte sidérant de justesse et de beauté, Thomas Cailley donne à ses interprètes un caractère primitif dans un milieu forestier réaliste glissant vers une irréalité rêveuse et cauchemardesque. La pluie de cendre de l’incendie tombe comme des fleurs fanées, engloutit peu à peu Arnaud et Madeleine dans une atmosphère de fin du monde proprement glaçante.

Si la dernière partie des Combattants reste de loin la meilleure et la plus surprenante, on pourra tergiverser sur les deux précédentes : usant de dialogues drôles et intéressants, une perte de régime peut se faire ressentir malgré l’excellent jeu des comédiens. Nous n’avons pas affaire ici à une belle perle d’écriture, mais certainement à un beau jeu de comportements, de regards, de situations absurdes et rocambolesques (scènes de la sardine, des poussins ou des fausses grenades) venant troubler les fondations présumées de cette comédie révélant progressivement ses surprises et sorties de sentier. Porté par une Adèle Haenel au sommet de son talent et un jeune Kévin Azaïs bien prometteur, Les Combattants à tout de l’étoffe non formaté du renouveau de la comédie française. Aux dépends de quelques ralentissements narratifs, le film revêt finalement ses atouts pour secouer, inquiéter et tirer le sourire comme les rires à un public non particulièrement visé, grâce à une portée universelle saisissante. Il ne faudrait pas s’en priver en ces vacances estivales peu riches en comédies de qualité.
Jeremy S. 

Madeleine (Adèle Haenel) et Arnaud (Kévin Azaïs)



vendredi 8 août 2014

Winter Sleep - Nuri Bilge Ceylan



Écrit et réalisé par Nuri Bilge Ceylan
Palme d'or - Festival de Cannes 2014
Avec : Haluk Bilginer, Melisa Sözen...
3h16
Sortie : 6 août 2014

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Scènes de la vie hivernale


2014. Les cent ans du cinéma turc. La palme d’or cannoise revient à Nuri Bilge Ceylan, déjà maintes fois récompensé par de grands prix dans ce même grand festival. Ne nous voilons pas la face : Winter Sleep était cette année là le grand film fleuve favori en compétition. Cela devrait-il pour autant nous inciter à bouder devant cette œuvre volontairement grandiose et magnifiante, ennuyeuse à mourir pour certains et fascinante à bien des égards pour d’autres ?

Adapté de plusieurs nouvelles d’Anton Tchekhov, Winter Sleep prend pour point de départ une altercation des plus anodines dans les plaines anatoliennes : un enfant, à l’aide d’un simple caillou, brise la vitre de la voiture d’un riche maître d’hôtel. Cette agression entraine par la suite un affrontement bien prévisible des classes sociales (vieux riches et jeunes pauvres, dans une ambiance n’étant pas sans rappeler les temps Moyen Âgeux), mais aussi celui du couple d’Aydin et Nihal, en bonne posture pour se retrouver face à leurs démons intérieurs, révélés au grand jour. Ceylan met en scène plusieurs scénettes bavardes mais lourdes de sens, évitant habilement tout manichéisme dans ses propos par des diaolgues réflexifs et d’une philosophie sans complexe, à l’encontre de tout didactisme pompeux. La lenteur de l’action se corrobore au passage du temps à travers les saisons. Comme dans Les Climats (2006), le cinéaste met en relation l’humeur de ses personnages avec l’atmosphère extérieure environnante. La communion avec la nature anatolienne est représentée ici de façon la plus naturelle qui soit, à travers les vitres de l’hôtel, les yeux d’Aydin, les chevaux peinant à franchir des cours d’eau. Film paisible mais non silencieux, cette dernière caractéristique pointe clairement la démarcation du reste de la filmographie de Ceylan. Faisant plusieurs fois échos à Scènes de la vie conjugales d’Ingmar Bergman (1973), le cinéaste turc filme ses dialogues par de puissants cadrages recentrant l’humain dans son monde intérieur, lui apparaissant finalement hostile et peu accueillant.

Aydin (Haluk Bilginer)

Cette longue dispute d’une trentaine de minutes entre Aydin et Nihal - dans un clair obscur évoquant les plus grandes peintures du courant - traduit à elle seule la maîtrise totale du cinéaste sur sa grande histoire intimiste à raconter. Chaque scène de tirades du couple ne paraît tenir que sur un équilibre prêt à flancher, à déchirer les âmes errantes de ses personnages. Sans cette mise en scène proche de la perfection pure, nous tomberions immédiatement dans du théâtre filmé sans grand intérêt. La culpabilité refoulée, le matchisme, la compassion pour autrui honnête mais incomprise sont autant de thèmes passés dans le scénario de Ceylan les traitant subtilement en profondeur. L’ambition de chef d’œuvre qu’est le film en démontre discrètement sa faiblesse. Par le rallongement de ces intenses moments, il n’est pas exclut que son public perde le fil d’Ariane pourtant bien facile à suivre dans ses origines, créant un solide lien entre nous et les personnages, dans une empathie parfois peu évidente mais minutieusement mise en place.

Difficile donc de trouver des défauts à cette magnifique fresque, sans oublier que le cinéaste a toujours fait figure de bon élève intouchable. Mais l’art n’est pas sans prétention, et il est préférable de voir ce Winter Sleep nous faire voyager par passion et parfois ennui, qu’une Vie d’Adèle à la mise en scène faiblarde et au parcours banal tout sauf extraordinaire, un cinéma plus nombriliste qu’il n’y paraît. La neige anatolienne est tout sauf une neige froide, tout comme le feu crépitant d’une bougie dans ces espaces clôts ne dégage pas plus de chaleur. Avec son esthétique oscillant entre ancien modernisme et nouveau classicisme, Winter Sleep immerge son public étranger dans un monde inconnu, lui paraissant mille fois plus familier à la sortie du tunnel des trois heures. Grand, beau, et turc. Un cinéma tout puissant non sans préjugés ni faiblesses méritant amplement sa récompense tant attendue, qu’il aurait aisément pu recevoir pour Uzak (2002) ou Il était une fois en Anatolie (2011), films plus radicaux et moins calibrés palme.

Jeremy S.

Plaines anatoliennes