vendredi 24 janvier 2014

12 Years A Slave - Steve McQueen (II)



Réalisé par Steve McQueen
Écrit par John Ridley
D'après le roman de Solomon Northup
Avec : Chiwetel Ejiofor, Michael Fassbender, Benedict Cumberbatch, Paul Dano...
2h14
Sortie : 22 janvier 2014

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Douleur dans la douceur


Choisir un tel sujet pour un troisième long métrage est déjà en soit une preuve de confiance de Steve McQueen en son talent révélé par les brillantissimes Hunger (2008) et Shame (2011). Même si 12 years a slave a d’abord été réalisé en vu d’un hommage à sa famille, McQueen nous assène une fois de plus une claque visuelle époustouflante, délaissant presque l’histoire avec un grand H pour se concentrer sur sa mise en scène et ses cadrages véhiculant toutes sortes d’émotions, la plupart restant difficile à oublier quelque jours après la projection. L’entaille que nous incise le cinéaste n’est pas à proprement parler douloureuse, mais orchestrée telle que la plaie se formera au fur et à mesure du parcours de Solomon Northup.

Les séquelles laissées par 12 years a slave sont d’abord douces et sèches. En témoigne à l’évidence ces premiers plans sur les champs de coton, filmés avec une caméra furtive et animale, venant sonder la misère que l’on ne soupçonnerai pas vraiment dans cet environnement si paisible. La grande force du film se situe en partie dans l’exposition de ces actions terribles montrées avec un réalisme des plus fort, préférant opter davantage pour le mouvement du champ que la forme de son cadrage. L’histoire de Solomon Northup (interprété par l’excellent Chiwetel Ejiofor, en route pour l’oscar et sévère concurrent pour Leonard Dicaprio), contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas une aventure mobile soulignant une grande fresque. Peu de lieux nous sont montrés, et ce précisément pour rendre l’univers filmique délibérément clos, avec des barrières bloquant ces esclaves caractérisés comme des bêtes. Le maître de Solomon est quant à lui un personnage ambigu, subtilement enduit d’une double couche : celle de l’humain recouverte par celle du bourreau.

Edwin Epps (Michael Fassbender), Patsey (Lupita Nyong'o), Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor)

12 years a slave joint ainsi les deux grands rôles de Michael Fassbender des précédents films : la victime dans Hunger, le prédateur dans Shame. Les rapports de domination et de soumissions traduits dans 12 years a slave sont mis en scène comme pour nous retourner les tripes, nous faire prendre conscience que ces faits ne résultent pas d’une simple séance de cinéma mais bien de l’ancienne réalité, dont le côté documentaire n’est jamais explicité. La véracité du plan séquence arrache et transperce notre attitude face à ces esclaves, sans aucune complaisance de la part du cinéaste. Nous ressentons les coups de fouet comme si une coulée de lave crépitait sur notre peau, comme si finalement vivre n’était plus envisageable, mais seulement la survie que craint terriblement Solomon Northup (« Je ne veux pas survivre, je veux vivre »). Notons à ce propos que la violence montré n’a semble pas dérangé outre mesure Sir Spike Lee, lequel avait osé critiquer Quentin Tarantino pour Django Unchained. La comparaison entre ces deux films n’est d’ailleurs pas inenvisageable, tant une vision de l’auteur s’inscrit de façon grandement perceptible, évitant ainsi toute distanciation entre l’histoire et son public. 12 years a slave est-il pour autant un film sentimental, dénué de toute subversivité venant contrecarrer le propos de l’auteur ? Rappelons qu’avec Steve McQueen, nous avons toujours été au cœur d’un cinéma classique jamais hérité ni inspiré directement des plus grands, en partie car une nouveauté est constamment recherchée, plus dans cette forme quasi contemplative que dans ce scénario au final peu surprenant mais néanmoins d’une puissante fluidité.

Outre la violence ressentie, la dramaturgie est elle aussi d’une force sans merci. Les deux heures quatorze sont aussi endurantes que passionnantes, et si nous pensons à certains moments que la terrible vie de Solomon Northup touche à sa fin, nous découvrons avec horreur qu’elle est finalement une amorce vers autre chose de moins en moins humain. Le riche bourgeois Edwin Epps (Michael Fassbender) va utiliser Solomon et Patsey comme ses animaux de compagnie, l’apparence d’abord traversée par une bonne conscience. D’optimisme, le film en est légèrement parcouru : les conversations entre Solomon et Patsey (Lupita Nyong‘o), la rencontre avec Bass (Brad Pitt) comme la vie antérieure aux douze ans de torture sont présentes davantage pour étayer l’idée d’un espoir perdu et retrouvable qu’en guise de localisation hollywoodienne de la production. Cette fin sera sujette à discussion, questionnant son utilité ressemblant à un tire larme hollywoodien. Pourtant, cette dernière image nous reste, peut être par le fait de voir cette famille de nouveau soudée, après avoir passé plus de deux heures avec Solomon bien entouré mais demeurant paradoxalement seul au monde. L’empathie dégagée par ce dernier plan en troublera beaucoup, mais va-t-on au cinéma absolument pour être surpris, maltraité, provoqué ? Steve McQueen ne cherche qu’une chose : nous rassurer quant aux horreurs qu’il met en scène, se situant ainsi dans une retenue et un style unique que l’on ne soupçonnerait pas dans cette œuvre, finalement biconvexe, aux surfaces aussi douces que râpeuses.
   
Jeremy S.

Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor) et sa famille

Solomon Northup, Ford (Benedict Cumberbatch), Tibeats (Paul Dano)

mercredi 22 janvier 2014

Le Vent se lève - Hayao Miyazaki



Écrit et réalisé par Hayao Miyazaki
Mostra de Venise 2013 - Compétition Officielle
Avec : Hideaki Anno, Miori Takimoto...
2h06
Sortie : 22 janvier 2014

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La vallée du vent


C’est sur le célèbre vers de Paul Valéry que le nouveau film du maître s’ouvre : « Le vent se lève… ! Il faut tenter de vivre ! ». Lorsque le poète rédige Le Cimetière marin en 1920, c’est d’après ses souvenirs du fameux cimetière de la ville de Sète. Le dernier film d’Hayao Miyazaki, quant à lui, évoque une fausse mémoire très lointaine : l’avant seconde guerre mondiale au Japon, antérieure à la naissance du cinéaste. C’est en s’emparant du vers de Paul Valéry que Miyazaki réalise une œuvre formellement nouvelle, à la mise en scène inspirée non seulement par l’histoire de Jiro Horikoshi mais aussi par son grand esprit rêveur. Peut-on parler d’un film testament ? Même si l’on connaît la triste nouvelle du départ du cinéaste en retraite, on ne peut écarter cette dimension bien plus adulte et sombre, du scénario et des personnages davantage durs et sensibles à la réalité. Si le Vent se lève apparaît comme son long métrage le moins « enfantin » (bien loin du précédent Ponyo sur la falaise), il n’en demeure pas moins d’une puissance aussi plastique qu’émotionnelle, apaisante et douce en opposition aux menaces sombres planantes sur l’époque. Avec onze longs métrages à son actif, ce n’est pas une énième histoire similaire aux autres que Miyazaki nous raconte, mais un nouveau conte sur fond historique très intimiste et anti grandiloquent, par un geste simple ne tapant jamais dans le grandiose.

Jiro Horikoshi est un ingénieur japonais concepteur d’avions bombardiers utilisés durant la seconde guerre mondiale. Miyazaki n’a au grand jamais voulu réaliser un biopic classique, mais s’inspirer de l’histoire de son pays afin de conjuguer sa passion pour l’aviation et son don naturel de conteur d’histoires déchirantes. Si le film relève d’un pessimisme et d’une vision grisâtre de la vie de l’ingénieur, sa première séquence nous rappelle que nous sommes toujours dans l’univers du cinéaste d’une richesse visuelle inouïe. Nous assistons au rêve de Jori, celui de piloter des avions bombardiers. Ces problèmes de vue ne joueront pas en sa faveur, et c’est dans la mécanique et la construction que le jeune homme passera sa vie. Les quatre premières minutes sont ce rêve mis en images, fantastique et élégiaque, directement hérité de ses plus grands chefs d’œuvre tel Princesse Mononoké (1997) ou Nausicaä de la vallée du vent (1984). Le vent n’est pas une sous thématique nouvelle dans le cinéma de Miyazaki, mais devient un catalyseur essentiel de la profusion visuelle de ce dernier film. La Terre et le ciel se rencontrent pour ne former qu’une entité utopique et magique, transparente à notre vision et évitant brillamment la lourdeur symbolique pour l’esprit adulte. Les motifs de l’esthétique des films du cinéaste n’appartiennent pas au cinéma d’animation mais bien à la prise de vues réelle qu’il reconstitue le plus fidèlement possible, donnant ainsi à voir un autre réel que celui dans lequel nous évoluons, apparaissant comme un monde parallèle directement hérité et construit sur notre modèle.

Naoko et Jori

Car finalement, cette recherche de maturité dans une histoire typique des caractéristiques de son cinéma ne se met jamais en avant, ne prédomine pas dans ses scènes les plus dures et les plus noires. Tantôt nous pouvons voir la sublime Naoko peindre dans la prairie au son du vent, tantôt nous pouvons être renversé par un séisme des plus dévastateurs montré comme si une main divine soulevait la Terre, pour la reposer telle une nappe sur une table provoquant une grande vague meurtrière (le séisme de Kanto en 1923). C’est dans le souci de poétiser cette atrocité, de rendre lumineux cette époque douloureuse, que Miyazaki s’élève définitivement comme le plus grand cinéaste d’animation de nos jours. Dans tout film du genre, une attention particulière est souvent portée à la qualité graphique et à la création des personnages animés. Miyazaki s’attarde avec justesse et cohérence sur un long scénario de plus de deux heures, et adapte ses personnages à son environnement, restant fictif mais paradoxalement ancré dans une réalité propre à lui même. Les films du cinéaste n’ont cependant jamais relevé d’un registre documentaire, bien que dans ses entretiens il déclare avoir effectué plusieurs recherches. C’est à une reconstruction de l’histoire que nous sommes confrontés, ni utopique, ni uchronique, mais prenant une puissante ampleur romanesque par le récit de Miyazaki, fluide et parsemé d’ellipses, conservant simplicité et élégance pour son public cible. Il demeure, comme toujours chez Miyazaki, l’incontournable intrigue de l’amour.

Omniprésente dans toute sa filmographie, elle est encore une fois ici le vecteur d’une élévation intemporelle et magnifique : Jori et Naoko vont s’aimer durant la guerre, d’une passion plus réaliste qu’abusive. Cette passion ne transfigure pas un renfermement intimiste dans le Japon en déclin, mais nous amène à observer cette beauté glacée que tout adulte renierait, ne disant « ça n’existe qu’au cinéma ». Cette fameuse scène où Jori fait voler un avion en papier du sol vers le premier étage d’une maison où se situe Naoko témoigne clairement de la vision du cinéaste : dans toute époque froide et triste demeure le jeu fatal du destin. Cette fois ci, le destin est justifié par le vent, pouvant véhiculer ce vulgaire morceau de papier, n’étant pas conduit par Jori mais part l’air environnant faisant office d’une matière vivante. Le Vent se lève ressemble aux premiers abord à un conte poético-réaliste tout sauf fantastique, bien qu’un aspect de ce dernier genre ressorte finalement dans plusieurs séquences, qu’il convient d’abord de regarder attentivement avec nos yeux, mais aussi de les écouter avec notre cœur. S’affranchissant de toute réflexion sur le cinéma lui même, et invitant à une plus grande sur le monde d’autrefois, le cinéaste dresse dans le Vent se lève un tourbillon magmatique de sentiments époustouflant, dans lequel nous sommes happés comme un jeune enfant ayant peur de la guerre.




L’émotion découlant de la projection reste difficilement explicable. Chacun de nous s’interrogera sur ce qu’il a vu exactement, voudra tout revoir, rejuger et pouvoir justifier l’effet fantasmagorique de ce film d’animation. Car le Vent se lève n’est certaines fois pas aussi limpide qu’il n’y paraît, malgré ses élans musicaux renvoyant au grand cinéma classique des premiers temps et ses dialogues allant droit au but. Le spectacle n’est cependant jamais la première sensation recherchée par Miyazaki, son approche étant davantage frontale et perçante envers l’esprit du spectateur. Ce dernier peut parfois s’identifier au personnage de Caproni, encourageant et prenant du recul sur la vie de Jori dans ses passages les plus difficiles, à la manière d’un ange, qu’il rencontre dans un rêve. Comme un accompagnateur permanent apportant la confiance à notre bien être, lorsque réfléchir et prendre des décisions devient impossible. Peut être est-ce le trouble chez Hayao Miyazaki, ne souhaitant plus raconter d’histoires au cinéma de peur d’un jour de décevoir un public fidèle, et avide de contes féériques, se laissant porter par le vent tel une matrice émotionnelle accessible pour tous, non sous forme de spectacle grandiose attendu mais bien comme plongée intimiste au cœur de la grande et surtout de la petite histoire, la plus inspirante et la plus touchante dans la douceur de ce monde dévastée.
Jeremy S.

Jori et Caproni


jeudi 9 janvier 2014

Philomena - Stephen Frears



Réalisé par Stephen Frears
Écrit par Jeff Pope et Steve Coogan
D'après le roman de Martin Sixsmith
Avec : Steve Coogan, Judi Dench... 
1h38
Sortie : 8 janvier 2014

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Vacances américaines 


Grands cinéastes britanniques, avouons-le, existent en petit nombre de nos jours. Stephen Frears, a plus de soixante dix ans, ne semble aucunement intéressé par la retraite. Philomena témoigne-t-il pour autant du énième film de vieux monsieur à court d’idées ? La partielle réussite de ce dernier film se situe clairement à ce niveau, tant cette adaptation prend un aspect fin et subtil dans sa mise en scène disséquant habilement le roman du journaliste Martin Sixsmith, pour lui donner une nouvelle et alternative portée tragi-comique, surfant par ailleurs sur un sujet des plus durs qui aurait été traité de manière proprement académique chez d’autres cinéastes.

C’est un voyage que nous raconte Stephen Frears pendant 90 minutes : celui de Martin Sixsmith et Philomena Lee, partant à la recherche d’un fils volé et perdu. Scénario ressemblant à un téléfilm ? C’est ce que l’on pourrait penser lors de cette exposition plate et fade, ne magnifiant qu’à moitié l’Irlande contemporaine. Ce n’est certes pas le sujet du film, mais l’environnement de Stephen Frears a toujours semblé ludique, personnel et surtout familial (Tamara Drewe brillait justement par le physique de Gemma Aterton, tel une tâche éclatante surexposée dans le petit village anglais morne et terne) nous justifiant une démarche d’enquêteur et d’explorateur des mœurs de la vie quotidienne britannique. Les flashbacks de la vie passée de Philomena ne donnent ainsi aucun éclaircissement particulier à l’histoire racontée, et aurait aisément pu être coupés au montage bien qu’ils n’apportent finalement aucune lourdeur déstabilisante.

Philomena Lee (Judi Dench) et Martin Sixsmith (Steve Coogan)

Le film démarre donc véritablement au départ de Philomena et Martin pour le continent américain. Les deux personnages apprennent vite à se connaître, plaisantent, discutent de leurs vies, ne laissant aucunement deviner le spectre noir planant autour d’eux qu’ils découvriront peu après leur arrivée : la mort d’Anthony. Le coup malicieux de Stephen Frears intervient à ce moment précis, abolissant ainsi la contrainte de l'adaptation d’« histoire vraie » et faisant surgir le style de l’auteur : l’humeur comique et plaisante de la première partie ne retombera pas suite à ce nœud dramatique. Chez Stephen Frears, il ne suffit que d’un plan sur Philomena pleurant dans les bras de Martin pour montrer le regret et la tristesse. Inévitablement, ce plan crée une distanciation insoupçonnable entre nous et Philomena, allant à l’encontre d’un naturalisme ambiant que l’on pourrait trouver chez d’autres cinéastes européens.

L’élégance de la mise en scène de Frears y est aussi la principale responsable. Cadrages calculés, utilisation majeure du grand angle, elle rend compte non seulement d’une accessibilité pour le tout public mais également d’une douceur légère, intime, qui parsème le voyage de Martin et Philomena. Ce dernier point se conjugue parfaitement avec l’interprétation de Steve Coogan, ayant une forte et sensible présence à l’écran. Judi Dench, il n’est pas besoin de le rappeler, demeure une excellente actrice jamais dans l'excès et ne faisant pas toujours son âge : le langage et les dialogues écrits par le scénariste (Steve Coogan également) impulsent une jeunesse d’une fraicheur absolue sous ces visages ridés et grisonnants. 

Qui a dit que Philomena visait uniquement les sexagénaires ? C’est en évitant cet unique public cible que Stephen Frears met en images une triste histoire haute en couleurs, restant par ailleurs faiblarde dans sa première partie paresseuse peinant à rendre les deux acolytes attachants et familiers.

Jeremy S.

Philomena Lee (Judi Dench) et Martin Sixsmith (Steve Coogan)

samedi 4 janvier 2014

Nymphomaniac (Volume 1) - Lars von Trier



Écrit et réalisé par Lars von Trier
Avec : Stacy Martin, Charlotte Gainsbourg, Stellan Skarsgard
1h50
Sortie : 1er janvier 2014

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Conversations secrètes 


L’après Melancholia s’était annoncé d’emblée inquiétant. Ce dernier film présenté à Cannnes avait séduit une large partie du public, tant son message et sa forme paraissait simple et formel (en réalité l’inverse, bien entendu). Dans la filmographie du danois, Melancholia s’inscrivait dans une continuité logique : celle de films d’atmosphère explorant les mystères féminins.
Le problème génialissime de Nymphomaniac est précisément cet aspect de renouvellement prolifique que nous n’avions encore jamais vu chez LVT, du moins pas dans un seul film, bien que celui-ci continue de s’interroger sur la psychologie féminine. L’expérimental Dogville, le documentée Europa, ou encore l’inutile Antichrist dévoilaient différentes approches et caractéristiques de la forme de son cinéma. En ce sens, Nymphomaniac apparaît dès la première partie comme un film somme, une caverne d’Ali baba du style LVT, toujours avec le sexe comme thématique omniprésente mais jamais autant explicitée.

Joe (Charlotte Gainsbourg) et Seligman (Stellan Skarsgard)

Un scénario racontant la vie d’une nymphomane paraît d’abord bien léger pour ce type de cinéaste. La complexité qui en ressort surprend, intrigue, amène à réfléchir, mais n’ennuie jamais. Certains critiques ont effectivement comparé Nymphomaniac à une chimère, un monstre mythologique hybridé entre plusieurs espèces. L’image en est la preuve la plus évidente : un filmage quasi amateur, courtes focales sur les visages, images d’archives, en noir et blanc, ou même un écran noir (splendide scène d’ouverture). Il ne manquerai plus que l’animation pour parfaire ce tableau (à la manière de Quentin Tarantino dans Kill Bill).
L’esthétique du film échappe à une catégorisation que l’on pouvait faire antérieurement des films de LVT. Cet homme malin a même décidé de coller des écritures, des chiffres, des schémas, de faire des chapitres… Un gros bordel ? Pas vraiment, car l’harmonie qui s’en dégage est le fruit d’un gros travail de montage et d’assemblages d’idées absurdes et maladives. Ces analogies entre l’être humain et l’animal illustrent brillamment le monde à travers la caméra de LVT, misanthrope et malsain (le sommet en cette matière était à l’évidence son film dogme : Les Idiots). Est-on obligé d’adhérer à ce flux de savoir pour apprécier la projection ? Nymphomaniac reste aussi très visuel et sonore, où nous pouvons le plus souvent nous laisser porter sans arrière pensée, même si l’histoire de la nymphe nous paraît parfois distante.

La confrontation de Joe, femme malade et au cerveau détruit, au personnage de Stellan Skarsgard, intellectuel de premier plan, demeure jouissive de bout en bout. Ce n’est pas un récit banal que nous fait Joe, mais surtout une mise en images de souvenirs plus brutaux les uns que les autres. Stacy Martin ne ressemble aucunement à Charlotte Gainsbourg (bien qu’elle ait été prise au casting pour cette raison…), car la Joe jeune n’est autre que celle imaginée par son propre personnage de 50 ans. Cette dernière actrice est indéniablement une grande révélation, tout comme Emily Mortimer dans Breaking the waves. L’homme qu’interprète Stellan Skarsgard essaye de comprendre la nymphomanie de Joe en y apportant son savoir, sa connaissance, devenant ainsi une interprétation purement personnelle. Le spectateur, lui aussi, tente d’analyser ces tranches de vie sexuelle ambigües. Melancholia était un film d’atmosphère, Nymphomaniac est un film psychologique, mis en forme de manière avant gardiste. Ces quelques écriteaux schématisent la vie de Joe après coup, nous rappelant le concept de Dogville. La suite de Fibonacci se retrouvant dans le nombre des premières pénétrations est un délire métaphysique tout sauf sérieux. LVT ne cherche jamais à expliquer scolairement cette nymphomanie, mais s’amuse à chercher des explications dans une nature qu’il revisite, tout comme le sexe féminin. Loin du tapis rouge cannois, le cinéaste s’amuse et provoque comme un adolescent. Si la mise en scène n’était pas autant maîtrisée (le film se termine sur un somptueux split screen), le tout ne pourrait évidemment pas fonctionner et deviendrait ridicule.


Joe (Stacy Martin)
L’érotisme présent dans cette première partie en fait tout sauf le film d’auteur pornographique annoncé par la promotion. Ces nombreuses séquences établissent un malaise et un rejet pour l’acte (le sexe pour Joe devient quotidien, fade, et purement pratique), étant finalement très proche de l’inhalation de drogues. Les ébats d’Adèle et d’Emma dans le film d’Abdellatif Kechiche montraient la passion. Ceux de Joe et de Jérôme (Shia LaBeouf) montrent une sorte d’abrutissement et d’inintérêt dans les rapports.  Nymphomaniac est-il aussi une histoire d’amour ? Patience jusqu’aux prochains chapitres pour la prise d’un nouveau recul, d’une nouvelle interprétation de ce chef d’œuvre inattendu, aussi sale et provocateur que sublime et passionnant.

Jeremy S.
 
Jérôme (Shia LaBeouf)

jeudi 2 janvier 2014

La Vie rêvée de Walter Mitty - Ben Stiller



Écrit par Steven Conrad
Réalisé par Ben Stiller
D'après le roman de James Thurber
Avec : Ben Stiller, Kristen Wiig, Sean Penn... 
1h54
Sortie : 1 janvier 2014

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L'extraordinaire voyage du jeune et prodigieux Ben Stiller


Si la vie rêvée de Ben Stiller devait ressembler à ça, il y aurait sérieusement de quoi s’inquiéter. Pour son cinquième long métrage, le comique cinquantenaire a choisit la voix du « grand film, grand voyage » pour petits et grands. Mais même le sachant père de famille, nous aurons du mal à saisir l’intérêt de cette balade type Ushuaïa nature.
Car le lyrisme sous entendu dans le synopsis ne fait évidemment jamais surface. Découpage académique, acteurs peu crédibles, bande son ringarde, absolument rien ne surprend ni n’interroge un quelconque aspect fantastique ou rêveur. Si à l’écoute de David Bowie (Space Oddity) nous voulons nous évader, il aurait fallut le figurer autrement que de cette manière puérile annonçant non seulement la ligne droite sans conflits, mais aussi cette mise en scène statique et répétitive pendant deux longues heures. 

Nous pourrions rejeter toute la faute sur cette bande son inadéquate avec ces belles images. Mais la catastrophe se répand également sur un scénario prévisible et involontairement naïf. A-t-il réalisé ce film pour un grand public ou pour ses enfants ? La deuxième possibilité semble la plus probable. À l’heure où Hayao Miyazaki réalise son film d’animation le plus adulte aussi profond que le reste de sa filmographie, Ben Stiller opte pour son film en prise de vue réelle le plus enfantin, pop corn du samedi soir d’une inventivité nulle. Est-il un mauvais metteur en scène ? Même si Tonnerre sous les tropiques (2008) restait passablement jouissif, l’absurdité de son registre en faisait un objet hollywoodien bien plus intéressant.

L’intérêt primaire de ce long métrage était à l’évidence le personnage de Walter Mitty. Inverse de Ben Stiller (célibataire, sans enfants), la psychologie du bonhomme reste beaucoup trop fantomatique pour être pleinement comprise. Les personnages secondaires auxquels il se confronte, sont, quant à eux, standardisés comme des automates sans aucune ambiguïté apparente (que le personnage de Kristen Wiig paraît vide et creux…), à l'inverse par exemple du personnage de Robert Downey Junior dans Tonnerre sous les tropiques. Mentionnons néanmoins l’apparition de Sean Penn qui aurait pu annoncer un revirement mélioratif plus libre et hors des sentiers. Mais voulant rester plus gentil qu’un télétubbie, Ben Stiller nous amène à un dénouement médiocre (sans doute déjà vu) résolvant tout simplement son intrigue, et finissant comme prévu sur une bonne note avec Cheryl sans poser plus de questions ni laisser d'ouverture abstraite. 

Walter Mitty a parcouru des milliers de kilomètres. Ben Stiller n'a pas avancé d'un centimètre, mais s’est enfoncé dans un type de produit formaté années 90 dont le temps est depuis longtemps révolu. Gros budget, film minuscule, se voulant plus triste pour Ben Stiller que comique pour Walter Mitty.

Jeremy S.

Walter Mitty (Ben Stiller) et Cheryl (Kristen Wiig)