jeudi 24 avril 2014

Night moves - Kelly Reichardt



Réalisé par Kelly Reichardt
Écrit par Jonathan Raymond et Kelly Reichardt
Grand prix du Festival de cinéma américain de Deauville (2013)
Avec : Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sargaard
1h52
Sortie : 23 avril 2014

-

Les insurgés


« Écologie » n’a jamais rimé avec « terrorisme ». C’est pourtant l’idée que défend Kelly Reichardt dans ce quatrième long métrage lointainement voisin des trois précédents. Casting de stars, sujet politique, scénario à suspense, Night Moves est pourtant un film s’inscrivant logiquement dans l’œuvre de la cinéaste, en partie par son propos muant inlassablement tout au long de l’aventure entreprise par ces trois jeunes écologistes environnementaux - dont les interprétations se situent très largement au dessus du niveau de nos attentes – ne ressemblant aucunement au grand film écolo de l’an passé (Promised Land de Gus van Sant) que ce dernier aurait pu nous évoquer.

Josh, Dena et Harmon ont peu de choses en commun, excepté leur détermination pour l’attentat nocturne qu’ils préparent, entre frayeur et excitation : faire sauter un barrage hydroélectrique avec un bateau servant de bombe. L’avant, le pendant et l’après attentat sont les trois mouvements que Kelly Reichardt choisit de traiter. Trop ambitieux pour une intrigue de base aussi pauvre ? La cinéaste, sortie maintenant de la cour des petits, nous dévoile une étude psychologique introspective de l’humain - post attentat – pour le moins bouleversante. Si la première heure de Night Moves paraît convenue, la deuxième s’observe comme un virage brillamment négocié avec le relancement d’une deuxième intrigue, la naissance de nouveaux conflits, la multiplication de nouveaux obstacles insoupçonnés.

Josh (Jesse Eisenberg), Dena (Dakota Fanning), Harmond (Peter Sarsgaard)
Le barrage dont nous parle Night Moves n’est en effet pas seulement celui que l’équipe d’écolos choisi de faire sauter. À partir de cette scène centrale, des frontières invisibles vont se créer entre les trois mousquetaires, briser sèchement leur union déjà peu stable lors des préparatifs. C’est du point de vue de Josh que Kelly Reichardt va décider d’observer la suite des évènements. L’esprit communautaire de la première partie va ainsi laisser place à l’esprit individuel, solitaire de la seconde. Un autre barrage va se créer pour Josh, un barrage en son intérieur, dans sa conscience. Sans abondamment surligner la grande instabilité de la situation dans laquelle se trouve Josh, la mise en scène de Kelly Reichardt cherchera constamment à éviter un naturalisme sous jacent, rendant à la fois son personnage attachant, mystérieux, tout sauf impuissant.

C’est malheureusement dans son climax que le potentiel du film se verra oublié et submergé par la volonté de la cinéaste de se surpasser, d’ajouter des rebondissements inutiles à la finalité et au destin de Josh. Climax qui par ailleurs ne rappelle aucunement ses œuvres précédentes, se finissant dans l’attente, le recul ou le jugement d’une vie passée. Abusant d’une écriture reposant sur le suspense, Reichardt perd finalement de son talent pour l’évolution de son atmosphère propre, jamais suresthétisée ni surjouée, nous amenant toujours à suivre avec un intérêt constant le sort de ses personnages manipulés avec des pincettes.
Si dans son écriture et son casting Night Moves diffère sensiblement de Wendy et Lucy (2009) ou la Dernière Piste (2011), Reichardt nous montre et nous traduit néanmoins toujours une caractéristique proprement humaine, présente en nous depuis la naissance de nos ancêtres : les combats idéologiques, d’abord contre les autres, mais aussi et surtout contre soi même.

Jeremy S.

Josh (Jesse Eisenberg)

dimanche 20 avril 2014

Les Trois soeurs du Yunnan - Wang Bing



Réalisé par Wang Bing
2h33
Sortie : 16 avril 2014

-

Des visages, des figures


La province du Yunnan ne ressemble pas à nos massifs montagneux français. Les paysages du Yunnan sont à couper le souffle, la nature y est bien plus présente que nulle par ailleurs sur le territoire chinois. L’homme, dans cette province, n’est pas là pour effectuer une petite promenade de santé ni même du tourisme classique. Il appartient à cette terre, contrairement au milieu urbain où la terre lui appartient. Les Trois sœurs du Yunnan possède un seul et unique objectif radical : nous faire vivre littéralement aux côtés de Ying, Zhen et Fen, trois petite filles travaillant dur dans leur village montagneux, avec des conditions hostiles et inimaginables.

Le film de Wang Bing se vit donc avant tout comme une immersion. Si la définition du documentaire veut que ce dernier informe et cultive l’esprit d’un spectateur lambda, le film de Bing en détourne habilement les codes pour se concentrer en grande partie sur l’émotion et l’état psychologique dans lequel se trouvent ses personnages. Bien entendu, le cinéaste nous apprend néanmoins tout de la vie de ces petites filles dans les montagnes, à plus de 3000 mètres d’altitude, mais sa volonté de rendre palpable leur environnement avec une mise en scène pour le moins banale ne joue pas toujours en sa faveur.



La durée de l’immersion, dépassant les deux heures et demie, en est le principal défaut. Sans dramaturgie, sans grande recherche esthétique, le montage de Wang Bing ennuie parfois plus qu’il ne passionne. Les petites filles marchent dans la boue jusqu’au genoux, dirigent des troupeaux de moutons, partent faire des récoltes. Les actions, répétitives jusqu’à l’agacement, ne confèrent aucune plongée pour le spectateur au cœur de cette dure vie rurale, mais la transforme en une épreuve parfois difficile à endurer. Pour un public occidental, l’attraction est éminemment surprenante, fragile, émouvante, mais perd de sa puissance une fois que l’essentiel nous est exposé. Les trois sœurs toutes âgées de moins de douze ans travaillent aussi dur que des hommes plus âgés, mais s’amusent malgré tout, ne faiblissant jamais quand les adultes leur donnent des ordres. Un de leur divertissement, la télévision (dont la présence à l’écran a rarement été si surprenante dans un film d’aujourd’hui) ne leur apporte qu’un passe temps commun, et ce n’est clairement pas devant un écran qu’elles trouveront la meilleure façon de s’amuser, d’oublier leur quotidien.  

Wang Bing réalise néanmoins un exploit souvent recherché pour ce parti pris de filmage neutre, sans position, montrant une réalité brute de décoffrage. Pendant plusieurs instants, nous sommes forcés d’oublier cette caméra servant d’intermédiaire entre nous et le « spectacle » se déroulant sous nos yeux. L’ontologie d’André Bazin est ici définie de façon concrète, tant et si bien que malgré des longueurs évidentes, Ying Zhen et Fen nous apparaissent comme des personnes de chair fraiche, dans leurs actions les plus naturelles qui harponnent littéralement notre regard. Tout compte fait, Les Trois sœurs de Yunnan remplit pleinement son contrat sans bavure : nous laisser une trace, des séquelles et des souvenirs mémorables de ces visages tendres, de ces figures féminines hors du commun, toutes sauf imaginaires.

Jeremy S.