lundi 26 mai 2014

Deux jours, une nuit - Jean Pierre et Luc Dardenne



Écrit et réalisé par Jean Pierre et Luc Dardenne
Festival de Cannes 2014 - Compétition Officielle
Avec : Marion Cotillard, Fabrizio Rongione...
1h35
Sortie : 21 mai 2014

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Convaincante

Ce fût une première pour les cinéastes belges de repartir cette année du festival de Cannes bredouille, les mains vides. Les Dardenne ont en effet manqué cette fois ci d’enflammer le jury de l’intense émotion du réalisme social se dégageant habituellement de chacun de leurs films. Sans être le chef d’œuvre similaire à Rosetta ou L’Enfant, Deux jours une nuit mérite néanmoins le détour ne serait-ce que pour une Marion Cotillard au sommet de son art ayant toujours un talent à nous prouver, une larme à nous faire verser (même après son excursion américaine qui ne semble clairement pas être son milieu de prédilection, hormis l’excellent The Immigrant de James Gray).

Bien heureusement, Deux jours une nuit est tout sauf un tire-larme social comme il pourrait le prétendre dans certaines de ses séquences nécessitant un angle d’approche davantage humaniste qu’émotionnel. Sandra (Marion Cotillard) doit garder son travail en tentant de convaincre ses quatorze collègues de l’entreprise de voter pour son poste et non pour toucher leur prime de plus de mille euros mensuel. Le scénario, bien que répétitif, parvient habilement à faire naître un fort suspense dont l’issu se fait douteuse jusqu’à la dernière minute. À travers les différentes rencontres de Sandra, un panel de comportements humains d’aujourd’hui s’élabore avec une justesse sidérante. De l’égoïsme pur à la compassion exagérée, les collègues de Sandra transcendent les stéréotypes et acquièrent à l’écran une part d’humanité stupéfiante, nous faisant parfois penser que le film n’est autre qu’un documentaire de fiction avec une réalité scénarisée plus que dignement.

La radicalité de la mise en scène des Dardenne qui faisait toute la force de leurs plus grands films laisse cependant ici place à un filmage beaucoup plus accessible, moins dérangeant et conséquemment plus distancié de ses personnages dont seule l’interprétation magistrale parvient à nous en rapprocher. On ne pourra donc qualifier Deux jours, une nuit ni de puissant ni de bouleversant, mais d'un adjectif plus modérée. La faute à une caméra souvent trop gentille, ne provoquant jamais le malaise recherché, et manquant abondamment de vitalité, de force envers ses personnages, plus particulièrement de Sandra pour qui l’empathie semble parfois excessivement forcée.
Film quelconque, inférieur aux précédents, ce dernier opus risque d’être rapidement mis aux oubliettes, non comme une erreur de parcours mais comme un petit film bouche trou montrant un impressionnant potentiel qu’il ne cherche finalement pas à atteindre complètement, aux dépends d’une Marion Cotillard exceptionnelle dans un environnement social des plus passionnants. Les Dardenne, meilleurs élèves de leur classe, devront cette fois-ci se contenter d’un petit 14/20 plutôt que le 18 auquel ils semblent (trop) souvent abonnés.

Jeremy S.

Manu (Fabrizio Rongione) et Sandra (Marion Cotillard)

mercredi 21 mai 2014

Maps to the stars - David Cronenberg



Réalisé par David Cronenberg
Écrit par Bruce Wagner
Produit par Saïd ben Saïd
Festival de Cannes 2014 - Compétition Officielle
Avec : Julianne Moore, Mia Wasikowska, John Cusack ...
1h51
Sortie : 21 mai 2014 

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Dead Zone

Il n’aura fallut que deux courtes années à David Cronenberg pour mettre sur pieds ce nouveau projet à grande gueule et crocs acérés contre le pire ennemi du cinéma indépendant : Hollywood version XXIème siècle. Après un grand film anti-capitaliste (Cosmopolis, 2012), le cinéaste met le cap sur Los Angeles et ses stars, par une approche voisine de celle de Paul Schrader dans le récent The Canyons. Maps to the stars affiche néanmoins des ambitions d’une toute autre envergure, traitant plusieurs thèmes et sujets propices à l’univers Cronenbergien pour lequel ce dernier semble s’être plutôt bien adapté (scénario de Bruce Wagner).

Le climat glacial qui se dégage de Maps to the stars, inférieur à celui de Cosmopolis, en est la première qualité. L’environnement aseptisé dans lequel ont lieu les allers-retours des différents personnages respire la mort tout autant que le sexe. Dans un parti pris clairement anti-réaliste et volontairement poético-absurde, Cronenberg ne raconte ni plus moins qu’une histoire de famille en pleine recomposition. Avec Agatha (Mia Wasikowska) et son chauffeur (Robert Pattinson, qui n’est cette fois plus passager de la limousine) nous pénétrons au cœur de la cité dans une sorte de grand purgatoire hollywoodien aux façades austères. Les différentes rencontres auxquelles Agatha se confronte ne lui apportent pas seulement de nouvelles questions, mais la libèrent également de son handicap traumatisant. Défigurée par des brûlures et ornée de sa carapace noire, Agatha fait figure de parasite dans cet environnement riche et harmonieux, peuplé d’effrayants monstres au physique finalement peu caractérisé, le cinéaste préférant une introspection purement psychologique.

Agatha (Mia Wasikowska) et Havana (Julianne Moore)

C’est en dévoilant progressivement les liens unissant les différentes victimes que le film se suit avec perversité dans un rythme lent et des dialogues bavards, souvent pour la plupart risibles mais au grand jamais ennuyeux. Le comique semble par moments plaqué grossièrement et sans finesse, tout en revendiquant sa puérilité (blagues scatophiles et sexuelles bien trop nombreuses) mais qui aurait nécessité parfois plus de mordant et de paroxysme pour gifler et secouer davantage son public. D’agressivité, le film en est lourdement constitué, en premier lieu par le personnage d’Havana Segrand (Julianne Moore, totalement bluffante et extraordinaire) jouant le rôle d'une bipolaire atteinte d’un syndrome émouvant : celui de voir en sa mère quelqu’un que l’on aurait aimé être, avec un fort sentiment de jalousie destructrice. Cette dernière, interprétée par Sarah Gadon, s’immisce dans la vie d’Havana par le biais du fantastique.

Un registre que David Cronenberg semble vouloir maîtriser d’une drôle de façon. Tantôt nous pouvons être happés par les apparitions fugitives et magnifiques de la mère d’Havana, tantôt le phénomène se répète inutilement et témoigne d’une réalité finalement décevante : la séquence où le jeune Benjie (Evan Brid) étrangle malgré lui son ami « monsieur Vazin » n’est en ce sens nullement percutante, et parfaitement cohérente selon le personnage de Benjie, adolescent d’un physique de treize ans mais possédant un cerveau de vingt. Les tabous que transgresse maladroitement Cronenberg ne sont ici, contrairement au reste de sa filmographie, que peu originaux, et manquent sérieusement de consistance. L’inceste ou la sexualité chez les mineurs aurait mérité un traitement plus acerbe, et non lisse et démonstratif comme ces dialogues tournant au bout d’un certain temps dans un vide abyssal. La violente critique du système n’est ici réduite qu’à sa plus simple représentation, aussi bien dans le fond que dans la forme peu inventive pour une mise en scène signée Cronenberg (dans Cosmopolis, l’utilisation de l’espace transfigurait des émotions fortes). Tentant vainement d’exacerber son propos, le canadien rate en partie sa cible et la transmission de son message : parler des relations parents/enfants comme d’une chose radicalement violente et étanche ne suffit pas à faire naître une quelconque vicissitude dans le comportement de ces derniers, n’étant finalement que des personnalités perdues et touchées d’une maladie incurable. Un « antiviral » aurait sans doute été le bienvenu.  

Jeremy S.

Havana (Julianne Moore) et Clarice (Sarah Gadon)




lundi 5 mai 2014

Joe - David Gordon Green



Réalisé par David Gordon Green
Écrit par Gary Hawkins
Avec : Nicolas Cage, Tye Sheridan...
1h57
Sortie : 30 avril 2014

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Sons of Texas

Mud – sur les rives du Mississipi de Jeff Nichols paraissait être, dès la sortie de la bande annonce de Joe, une des principales inspirations et influences pour le neuvième film du jeune cinéaste à la filmographie éclectique et peu convaincante. Moins d’un an après Prince of Texas (2013), Gordon Green continue l’exploration de cet État sous un autre angle, brut et violent, délaissant le côté comique et poétique de son avant dernier film (hors des sentiers battus de la comédie américaine et plus spécifiquement du « buddy movie » (film de potes)).

Gordon Green s’attache ici à nous raconter l’histoire de deux hommes dont la condition sociale et la personnalité semblent en premier lieu diamétralement opposées. Sans surprise, Gary (Tye Sheridan) et Joe (Nicolas Cage) vont s’associer et se compléter pour arriver tous deux à leur but ultime : celui de « vivre » en paix en occultant les forces du mal omniprésentes dans le bayou. Le père de Gary en est certainement la plus représentative, tant par la violence qui se dégage de son personnage que par un jeu d’acteur poussé à l’absurde, terrifiant et antipathique. L’alcool en est bien entendu le responsable, non seulement pour la situation du père de Gary mais aussi pour celle de Joe, et plus généralement de tous les habitants du village. Rongés et soumis à la boisson, ces derniers (sur)vivent dans une atmosphère boueuse, noirâtre et sombre, dont la sortie semble impossible. Joe est donc, comme Prince of Texas, un huis clôt étouffant reprenant pendant la totalité du film les mêmes lieux, les même situations, et évitant subtilement la répétition mécanique des péripéties.

Joe (Nicolas Cage) et Gary Jones (Tye Sheridan)

En prenant Gary sous son aile, Joe va vite prendre conscience du sens même de sa triste existence. Sortant à peine de prison, Joe rencontre de nombreuses difficultés à sa réintégration dans la vie courante, mais parvient néanmoins à contrôler ses accès de violence fulgurants émanant de son cerveau bouillonnant. Cette sublime scène où Joe se réfugie dans une maison de prostituées pour retenir sa colère et son animalité fonctionne à double sens : d’une part Joe s’acharne sexuellement sur une femme pour annihiler sa colère, d’autre part il revêt un autre costume, celui de la victime faiblissant devant sa raison, une sorte d’automutilation. Nicolas Cage obtient avec ce rôle l’un des plus marquants de sa carrière jusqu’à aujourd’hui, cinquantenaire barbu au bord du gouffre, dépressif et rendu fou par l’alcool (finalement un personnage peu éloigné du Bad Lieutnant de Werner Herzog).

À l’histoire de Joe vient se greffer celle de Gary, adolescent cherchant à travailler et gagner sa croûte dans l’objectif de sauver sa famille. Témoignant d’une rare maturité pour son jeune âge, l’interprétation de Tye Sheridan témoigne ici d’une perfection proche de celle du rôle d’Ellis dans Mud. Gary n’est pas un jeune homme de 15 ans, mais bien un adulte précoce défiant le caractère de Joe et étant cruellement contaminé par toute la violence du village, corrosive comme une forte maladie contagieuse. La place des femmes dans le film démontre assez justement le côté animal du territoire, par leur présence peu soulignée, dont le rôle demeure uniquement d’aider les bons face aux méchants. Le manichéisme évident de Joe n’est autre que la vision de Gary face aux aventures de Joe dont il reste d’abord exclu, mettant le spectateur à la place de l’adolescent sans pour autant lui faire éprouver une complaisance envers la situation de Gary. Car c’est de plainte et de rage que le visage du garçon est souillé, et non de crainte et de peur comme un point de vue naturaliste aurait pu l'exposer. 

Wade Jones (Gary Poulter)

L’idée de l’échafaudage d’une tragédie contemporaine, sans doute la meilleure de Joe, retombe malheureusement dans un dénouement trop convenu lors des dix dernières minutes, anti spectaculaire et se voulant réaliste, certes, mais poussant trop loin le curseur de la vengeance empathique et désinvolte. Gary a bel et bien grandi et tiré des leçons de son mentor Joe, mais n’était-ce pas aussi la finalité annoncée dès les premières minutes, au moment de la rencontre des deux protagonistes ? La prévisibilité du scénario, lorsqu’elle comporte autant de belles scènes que de surprises dans la caractérisation de ces personnages, n’est en soit pas dérangeante. Quant à la mise en scène de Gordon Green, brute et sèche,  elle ne redore pas pour autant le blason du cinéma indépendant américain de notre époque, comportant toujours de fortes qualités mais manquant d’afficher un message plus fort et personnel pour des scénarios à fort potentiels, comme l’étaient Mud ou Shotgun stories de Jeff Nichols. Beau numéro d’acteurs, sublime dépaysement des abîmes du Texas, Joe n’en demeure pas moins plus classique que classieux, moins rude qu’il n’aurait du l’être sous la caméra peu affûtée de David Gordon Green.

Jeremy S.

vendredi 2 mai 2014

Last Days of Summer - Jason Reitman



Écrit et réalisé par Jason Reitman
D'après Labor Day (roman) de Joyce Maynard
Avec : Kate Winslet, Josh Brolin, Clark Gregg...
1h51
Sortie : 30 avril 2014

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Un week-end parfait


Jason Reitman n’est pas un cinéaste dénué d’un certain talent. In the air et Juno nous développait finement des personnages perdus, ambigus et détachés d’un monde contemporain leur paraissant souvent hostile et difficilement vivable. Last Days of Summer serait donc une caricature du cinéma de Reitman, tant la recomposition familiale s’échafaudant pendant tout le film revêt un caractère artificiel et grossier, quasi risible et traversé d’intrigues secondaires ne transperçant jamais l’émotion froide véhiculée par un jeu d’acteurs et une mise en scène d’une platitude hallucinante.

Frank (le prisonnier évadé), Adèle (la femme au foyer divorcée), et Henry (le fils solitaire et dérangé) sont trois victimes dont les liens devraient d’abord paraître instables et incohérents, tout sauf solides. L’arrivée de Frank dans la petite vie tranquille d’Adèle et Henry secoue la dramaturgie à la manière d’une brise de vent dans un pommier. Josh Brolin incarne un évadé beau gosse, propre et musclé, gentil comme un agneau. Sa relation avec Adèle évolue de manière illogique, précisément car les esprits et les corps apparaissent immédiatement compatibles. Adèle a trouvé son homme dans un supermarché comme sur meetic, et malgré leurs durs passés, les deux tourtereaux parviennent à tomber amoureux l’un de l'autre l’espace d’une journée.

Frank (Josh Brolin) et Adèle (Kate Winslet)

Frank n’est pas n’importe quel homme. Ce n’est pas le dernier des meurtriers meurtri par l’injustice qui l’a envoyé en prison (en flashback, l’histoire de Frank nous est jeté à la figure comme une flaque de soupe). Non, Frank est tour à tour Bob le bricoleur, cuisiner expert formaté masterchef, et entraineur de base ball. L’homme parfait, qui va rendre la vie d’Adèle et d’Henry parfaite, malgré l’inquiétude qu’il ne soit découvert. Jamais Adèle et Henry n’auront goûté d’aussi bonne tarte aux pêches, d’un délice aussi succulent que palpable. Entrecoupé de pages publicitaires, le film de Reitman est mené de façon trop fluide et prévisible pour nous emporter pleinement, nous faire ressentir les peurs respectives des trois personnages, radicalement différentes et à fort potentiel.

Tout particulièrement celle d’Henry. Aimant sa mère et ne sachant plus comment accepter Frank dans sa nouvelle vie, Henry va se confier à Mandy, une jeune fille de son âge vivant avec un père divorcé. Leur relation, lointainement voisine de celle de Moonrise Kingdom de Wes Anderson, va paradoxalement évoluer en surplace, faire d’Henry un petit homme comprenant subitement le sens même de la vie d’adulte. Puceau et ne connaissant rien au sexe, c’est avec une certaine perversion qu’il va observer et juger intérieurement les liens qu’entretiennent Frank et sa mère.

De cette mise en scène lisse et académique n’en découle donc finalement qu’une force minime dans certaines thématiques mal abordées, survolées et s’écroulant comme du carton pâte. En adaptant le roman de Joyce Manard, Jason Reitman tente vainement de donner une puissance cinématographique vertigineuse et grandiloquente à cette belle histoire, à l’encontre de toute modestie dont un autre cinéaste aurait pu faire preuve, se limitant à adapter son style au roman sans chercher à surdramatiser le récit d’origine. L’épilogue d’une dizaine de minutes après les derniers jours d’été apparaît en ce sens grandement ridicule et d’un intérêt poussif, tire larme, à la limite du clip publicitaire. Finalement, Henry s’est transformé en Peter Parker (Tobey McGuire), et revêt effectivement un costume de super héros en changeant une roue de sa voiture devant sa petite amie médusée. Loin d’être agaçant (même involontairement drôle par moments), Last Days of Summer n’est en définitive qu’une adaptation laborieuse et paresseuse d’un roman forcément plus intéressant que cet aperçu médiocre et ridicule d’une « grande » histoire tout ce qu’il y a de plus sérieuse, bouleversante, mais profondément pathétique.

Jeremy S.

Adèle (Kate Winslet), Henry (Gattlin Griffith) et Frank (Josh Brolin)