vendredi 20 février 2015

American Sniper - Clint Eastwood



Réalisé par Clint Eastwood
Écrit par Jason Dean Hall
D'après American Sniper : The Autobiography of the Most Lethal Sniper in U.S Military History de Chris Kyle
Avec : Bradley Cooper, Sienna Miller...
2h12
Sortie : 18 février 2014

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A true legend ? 


Réaliser un film de guerre en 2015 est une action trop facilement contestable dans la période sombre d'aujourd'hui. En faire une propagande est une chose aussi impardonnable qu’incompréhensible. Les polémiques autour du nouveau film de Clint Eastwood, malgré son succès pharaonique dans les salles américaines, n’ont pas fini d’accuser sauvagement le médium cinématographique comme un outil politique, fiable et créateur d’idéologies médiocres et incomprises.

Le républicain est pour la guerre en Irak. Le républicain veut se battre. Mais la guerre relève-t-elle d’une passion destructrice et complaisante dans sa manière d’être ? En se focalisant sur la vie monotone et humainement vide du sniper Chris Kyle, Eastwood s’attache à soulever les failles et dénigrer l’héroïsme puant du pouvoir de « The Legend ». Quand John Ford dressait un portrait réaliste et subjectif de la jeunesse précédant la gloire d’Abraham Lincoln dans Vers sa destinée (titre original : Young Mister Lincoln, 1939), c’est une compréhension détournée et plus en profondeur de l’élévation de la puissance d’un homme qu’il souhaitait nous faire partager. Loin de l’idée développée par Clint Eastwood mais avec certains points communs : le personnage de Chris Kyle apparaît clairement questionné, mystérieux, courageux mais parfois faible et vulnérable, ne réussissant jamais à mener la double vie qu’il s’est imposé.

Il y a l’avant. L’engagement dans l’armée de terre, la rencontre de la poupée (Sienna Miller) dans un bar, le mariage témoin de la nouvelle vie en rose auquel personne ne croit vraiment. Ces instants idylliques sont parcourus comme l’on feuillette le début d’un gros roman, sans détails ni volonté de nous exposer la psychologie primaire du personnage, tourbillonnant dans un montage rapide et sec ne variant pas quand le film se transporte soudainement au front. Chris doit combattre, tuer des enfants, tenter de sauver ses frères d’arme. Si la guerre était une chose qu’il prendrait sérieusement, ce dernier ne contacterai pas puérilement sa belle au téléphone sur le terrain de combat, ne le laisserait pas tomber lâchement durant des fusillades. Tout cela pour accroître la peur de Taya, lui faire vivre le massacre en temps réel, et ainsi faire du lieu de l’affrontement la porte des enfers plutôt que le jeu vidéo auquel Kyle semble appartenir, armoire à glace bodybuildé, au sourire angélique et terriblement naïf, pouvant évoquer une variation de la brute épaisse qu’était Channing Tatum dans le récent Foxcatcher.

La sécheresse de la mise en scène participe activement à la construction d’une tragédie certaine, instaure une atmosphère lourde et brumeuse sur les allers retours de Kyle, cristallisée dans cette ultime séquence où il supprime avec facilité son homologue irakien. Une facilité qui ne cesse d’effrayer, où le spectateur reste conscient qu’au cinéma il est émouvant et malin de tuer brutalement un protagoniste. « The Legend » ne rate aucune de ses cibles, mais pire, rate sa vie sans inquiétude : lorsqu’il annonce à ses confrères que sa femme préférerait toucher l’argent que vaut sa tête plutôt que lui-même, c’est avec une attitude ironique et pourtant véridique que son visage s’exprime. Clint Eastwood a assez montré l’horreur de la guerre dans la décennie  qui a précédé (Mémoires de nos pères, Lettres d'Iwo Jima, 2006), assez assombri ses tableaux pour ne pas vouloir refaire un énième film de cette classe. Aucunement radical, jamais retranché derrière une vision plus pertinente qu’une autre, American Sniper fait preuve d’une grande maturité dans son approche du conflit, mais surtout du guerrier qui, s’il devait apparaître en héros, en serai un subtilement raté. Viser juste et bien, servir son pays, ça ne suffit pas. Cette fin patriotique au possible ne doit pas décevoir ni paraître ridicule à la vue de son sérieux quasi pompeux : elle doit questionner, encore et toujours, le caractère orgueilleux et le non-sens du combat. Clint frappe fort, non sans se faire lapider, tout cela pour un grand film, symbole d’une époque étrange et absurde, par une plongée empathique aux côté d’un homme qui ne semble plus se comprendre lui-même face à une violence d’une noirceur tout sauf lumineuse.


Jeremy S. 

Chris Kyle (Bradley Cooper)

jeudi 12 février 2015

Il est difficile d'être un Dieu - Alexei Guerman



Réalisé par Alexei Guerman
Écrit par Alexei Guerman et Svetlana Karmalita
Avec : Leonid Yarmolnik, Aleksandr Chutko...
2h50
Sortie : 11 février 2015

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Freaks


En apparence, ce milieu ressemble à la Terre. Néanmoins, c'est sur une autre planète que débarque notre petite troupe de guerriers russes dont la peur et l'excitation se lisent sur le visage, dans un noir et blanc spectral dépeignant une atmosphère post apocalyptique chargée d'un désespoir contaminant. Difficile de pénétrer dans cette œuvre – dont on peut se douter de l'exigence qu'elle requiert - faisant un violent bras d'honneur à la narration classique, mettant ainsi son spectateur dans une situation plus inconfortable et anesthésiante que délicieusement mystérieuse. Ne croyons pas que cette position ne se maintiendra que sur les dix premières minutes, car c'est sur près de trois heures qu'Alexei Guerman cherchera à nous faire vivre une expérience à l'apparence ringarde, mais qui trouvera contre toute attente une singularité exemplaire sur un terrain d'exploration abrupt et écœurant. 

L'intérêt d'observation se manifeste ainsi par une mise en scène créative en permanence, ne se reposant jamais et fonçant tout droit vers une multitude de climax dont nous espérons souvent voir la fin, constamment démentie par la capacité du film à repousser ses ambitions toujours plus loin. Boue, crasse, merde, animaux et membres tranchés en pleine époque d'une guerre moyen-âgeuse anachronique entament un défilé absurde, montré avec un réalisme halluciné dans une immersion que Guerman ne cherche jamais à soutenir par une piste musicale. Dans une ambiance horrifique et souvent claustrophobe, l'aventure contée ici ne s'encombre jamais du moindre programme et ne suit pas des rails comme en atteste le sérieux d'un pan du cinéma russe ; le film s'affiche clairement comme l'anti feu d'artifices, puissamment rigoureux comme le laisse suggérer son titre. Un joyeux bordel où il est facile de se perdre ou au contraire de s'y retrouver comme un tierce visiteur : dans ces quelques regards caméras, les plans d'Alexei Guerman captivent et prennent une toute autre ampleur, différente et démesurée mais au grand jamais gratuite et inférieure au style originel du cinéaste. Les plus hermétiques y verront une porte d'entrée, les plus fascinés une avancée et un double sens discursif des pitreries de toutes les situations. Si le film s'enrobe d'un propos opaque et difficilement compréhensible (on peut y voir toutes sortes de critiques sur la société contemporaine, bien souvent grossières et peu pertinentes), c'est dans l'affect et la sensation que Guerman semble vouloir percer, à l'instar du récent Under the skin de Jonathan Glazer ou Enter the void de Gaspar Noé. Cinéma de la gerbe ne rime cependant pas en permanence avec cinéma des sens, et si les intentions peuvent être louables, les effets secondaires ne doivent pas se faire oublier. A vouloir naïvement trop remplir son cadre, le film ne pense pas toujours à traîner son spectateur comme un boulet solidement amarré ; ainsi, les rares moments de calme, les plus beaux parmi ces séquences hyperactives, ne se dévoilent qu'à la toute fin du voyage et peinent à convaincre suffisamment le spectateur dubitatif pour un rejugement de l'expérience aussi traumatique que déstabilisante. Une œuvre testamentaire dont la valeur devra nous être démontrée par ses plus fervents défenseurs, au risque de finir aux oubliettes.

Jeremy S.


vendredi 6 février 2015

Jupiter : le destin de l'univers - Lana et Andy Wachowski



Écrit et réalisé par Lana et Andy Wachowski
Avec : Channing Tatum, Mila Kunis, Sean Bean, Eddie Redmayne...
2h07
Sortie : 4 février 2015

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Les Wachs au ski


Duo d'habiles faiseurs s'étant révélé dans les années 2000, ayant créé puis imposé leur univers propre aussi riche que profond, les Wachowski nous avaient confortés dans leur parcours imprévisible avec le convaincant Cloud Atlas (2013) faisant suite à la trilogie culte des Matrix et au mal aimé Speed Racer (2008).

Cette jouissive et illusoire bande annonce ne pouvait rien annoncer de meilleur : film de science fiction de plus de deux heures se déroulant en grande partie dans l'espace, sous la forme d'un soap opera remixé et solidifié par les traits caractéristiques de mise en scène des cinéastes, maîtres en la matière, pour un blockbuster mainstream aux nombreuses qualités esthétiques introuvables dans la majeure partie de la production contemporaine. Rendons nous à l'évidence : à la vision de cette infâme purge dégoulinante de ridicule, il ne va pas sans dire que Matrix et Cloud Atlas sont désormais aux Wachowski ce que Citizen Kane est à l'histoire du cinéma.

Bien que ludique et kitch en apparence, Jupiter Ascending ne connaît au grand jamais - comme son titre original pourrait le laisser penser – un décollage digne de son nom, témoin du renouvellement constant et prolifique de l'univers wachowskien. L'entreprise ressemble de loin à celle du pathétique Noé de Darren Aronofsky (2014) mais laisse supposer néanmoins de belles idées dans les souterrains, nous tirant par intermittences un sourire honnête dans les premières minutes, pour finir forcé et évanoui à la fin de ce voyage aussi impénétrable qu'épuisant. Channing Tatum, bâtard croisé avec un loup au cerveau de gros poussin, vient reprendre Jupiter à ses assaillants en patinant dans l'atmosphère tel lors d'un championnat de sports d'hiver. On pense évidemment à un scénario bollywoodien, bien que ce dernier vise souvent à produire de l'hilarité au détriment du sérieux de sa réalisation. On peine à trouver un second ou troisième degré ici, gentiment terrifié par la voix glaçante de Balem Abrasax (Eddie Redmayne) ou plié en quatre devant Jupiter entourée d'abeilles se prenant pour la Rachel MacAdams d'A la merveille. Un nombre incalculable d'éléments inutiles se déploie, ces derniers présents uniquement pour masquer la débilité du scénario comme la mollesse de l'intrigue principale. Mila Kunis fringuée comme une divergente (comment ne pas penser à Tris/Shailene Woodley?) ne fascine pas pour autant (l'époque Trinity/Carrie Anne Moss semble révolue) et campe un rôle d'un inintérêt déconcertant.

Ajoutons à cela la bande son de Michael Giacchino, peu inspirée et aussi bruyante que les moteurs des vaisseaux. Les combats demeurent quant à eux chorégraphiés à l'image des Matrix, mais ne trouvent nullement leur place dans cette bouillie périmée et montée à un rythme beaucoup trop rapide pour immerger. Une vaste blague inoffensive mais terriblement décevante pour ce duo suivi aussi bien des cinéphiles aguerris que du grand public. Le destin de l'univers, peut être. Celui des Wachowski, ne l'espérons pas.

Jeremy S.

Jupiter Jones (Mila Kunis) et Balem Abrasax (Eddie Redmayne)

jeudi 29 janvier 2015

Phoenix - Christian Petzold



Réalisé par Christian Petzold
Écrit par Christian Petzold et Harun Farocki 
Avec : Nina Hoss, Ronald Zehrfeld...
1h38
Sortie : 28 janvier 2015

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Coming home


Suite au brillant et irréprochable Barbara (2012) qui avait offert un rôle d'or massif à l'actrice Nina Hoss en infirmière perdue dans l'Allemagne de la guerre froide, le cinéaste allemand remonte à présent davantage dans l'histoire de son pays pour s'inscrire dans le contexte de la seconde guerre mondiale et des camps de concentration, base de décollage déjà maintes fois vue et traitée sous tous ses aspects. La première surprise de ce Phoenix serait en premier lieu sa propension à dévier vers un propos mille fois plus riche et captivant que le premier auquel il semble prétendre. Petzold conserve ici la même idée majeure en tête que pour Barbara : filmer une femme en la guettant, la suivant à la trace, sondant son corps frêle et mutique dans l'objectif de créer ainsi une fascination extraordinaire envers son personnage banal et quelconque pour l'époque, interprété avec une grâce stupéfiante par Nina Hoss se fondant toujours dans ses rôles avec un sérieux et un pragmatisme qu'il n'est plus coutume d'observer aujourd'hui. Nous la découvrons d'abord le visage enrubanné, témoin de la souffrance de son passé qu'il faut malgré tout réveiller, comprendre et oublier pour se projeter dans un présent sombre et glaçant. 

Squelettique et abîmée, Nelly Lenz est une victime des camps à l'image d'une poupée vulgairement abandonné dans un fossé, n'étant plus faite pour être manipulée, adorée ou simplement regardée. En filmant et construisant sa mise en scène simple et tout sauf évidente autour du corps de Nelly, le cinéaste détourne le piège de l'académisme comme celui de la chronique historique télévisuelle (d'autant plus remarquable puisque c'est dans ce domaine qu'il a pu faire ses premiers pas) en recentrant l'univers et le décor sur un constant jeu de regard et de complicité entre les deux protagonistes. Sur un maigre scénario en apparence tiré par les cheveux, le film diffuse un charme vaporeux qui infuse lentement mais sûrement ; comment croire que Johnny, le mari de Nelly Lenz, ne reconnaît plus sa femme autrement que par son physique métamorphosé ? C'est précisément dans cette question que la puissance du film donne sa réponse : une force invisible sépare les deux êtres malgré des signes de reconnaissance qui pourraient faire surface. Johnny Lenz, ayant acquis un comportement dissident et imbu de sa personne ne peut se replacer dans le contexte du merveilleux qui s'étale devant ses yeux. 

Johnny Lenz (Ronald Zehrfeld) et Nelly Lenz (Nina Hoss)


On pense au Vertigo d'Hitchcock totalement désenchantée, la figure de déesse qu'incarne Kim Novak s'opposant clairement à celle de Nina Hoss. Sous son maquillage la transformant en sa personne antérieure, Nelly Lenz n'est pas une femme désirable mais porte simplement un déguisement dans lequel elle peine à retrouver sa place. Le choix judicieux du cinéaste étant à l'évidence de ne rien montrer de la première vie de Nelly, préférant la rendre imaginaire, comme un conte dont le film n'en serait finalement qu'une triste parenthèse. Johnny la prépare comme une actrice de théâtre, la séquestre tout en gardant des sentiments hermétiques à son égard, là où n'importe quel autre homme succomberait à la beauté qu'il recrée à son image. 

[SPOILER]

Petzold distille une attente : non celle que Johnny découvre l'identité de Nelly, mais surtout qu'il se rende compte de son erreur, anéanti comme face à un monument vers lequel il n'avait jamais osé lever la tête. Cette fabuleuse séquence finale du chant mène à une implosion viscérale en sourdine d'une multitude de sentiments jusque là réfutés. Quand Johnny, anesthésié par le timbre de voix de Nelly, découvre la preuve là où il ne pensait jamais la trouver, c'est face à une forme du syndrome de Stendhal qu'il se retrouve soumis malgré lui, brisant ainsi toute la froideur et l'esprit colérique de son personnage pour le mettre à nu pendant ces quelques secondes. On pourra reprocher au film de ne pas en montrer assez, et pourtant c'est en s'imposant des limites qu'il parvient à magnifier ces instants présents, aux antipodes du film de guerre sous forme de fresque, traduisant la renaissance du phénix comme un cheminement incertain vers la reconnaissance, une conviction partagée par un mari et une femme, chacun de leur côté, tous deux au bord du gouffre. 

Jeremy S. 


mercredi 21 janvier 2015

Foxcatcher - Bennett Miller



Réalisé par Bennett Miller
Ecrit par Dan Futterman et E. Max Frye
Festival de Cannes 2014 - Prix de la mise en scène
Avec : Channing Tatum, Steve Carell, Mark Ruffalo...
2h10
Sortie : 21 janvier 2015

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A hope to achieve 


« What do you hope to achieve, Mark ? » Cette question de John du Pont, recelant déjà de sens et d'interprétations multiples, annonce une certaine analogie entre le projet du coach et celui du jeune Bennett Miller. Retirons cet air hautain et prétention de la question de du Pont, nous aurons un aperçu de la ligne de mire que s'est donné le cinéaste au cours de la préparation de cette œuvre folle et immense, semblant chercher à atteindre une perfection absolue dans tous les sens du terme, rarement constatée dans l'histoire du cinéma américain des années 2000. En un seul et unique visionnage, Foxcatcher paraît éviter en permanence le faux pas attendu. Et c'est bien sur ce paradoxe que le film comporte un défaut, purement subjectif et qui variera probablement d'un spectateur à l'autre. Aux côtés de nombreux autres films américains de sa génération, Foxcatcher ressemblerait davantage à une principauté singulière s'inscrivant dans un classicisme des plus raffinés, mais présentant subtilement dans un même temps une vision moderne et décadente de cet événement à priori tout sauf extraordinaire, y compris pour Miller qui revendique la durée nécessaire à sa prise de recul sur ce fait divers l'ayant d'abord fait sourire à sa découverte.

Cette volonté passionnelle de conter des faits réels se manifesté depuis le début de sa courte carrière. De Truman Capote au Stratège s'est dessinée progressivement une ambition d'élever son cinéma au rang des plus grands, travaillant méticuleusement sur sa mise en scène et son jeu d'acteur, qui semblent être les deux composantes essentielles participant à sa recherche de véracité, non au plus proche du réel mais à l'inverse au plus fidèle à sa vision d'auteur, ses ressentis (jouissance, tristesse ou obsession dans le cas présent) face à l'histoire brute qu'il souhaite nous raconter, magnifiée mais sans pour autant purgée de toute ambiguïté et de mystères. A défauts d'intertitres au début et à la fin du film, nous ne faisons clairement jamais face à une chronique réaliste objective de l'histoire. Au contraire, le propos personnel et subjectif du cinéaste en ressort clairement mais en conservant une fine discrétion. Plutôt que de repousser ses limites narratives et formelles, Miller préfère les explorer jusqu'à leur moelle et entourer ainsi son ambiance singulière d'une aura glauque et énigmatique, conservant le doute et le questionnement des actes de la plupart des personnages. Remarquons que ce n'est pas souvent dans son écriture que Foxcatcher en dit le plus long sur ses protagonistes : à l'instar du The Immigrant de James Gray (à qui l'on a maintes fois reproché le caractère creux et superficiel de sa petite histoire), c'est par sa mise en scène que tout s'opère. 


John du Pont (Steve Carell) et Mark Schultz (Channing Tatum)

Foxcatcher ne déroge pas à la règle et vient renforcer – sans jamais souligner abusivement – les atouts majeurs du jeune cinéaste américain. Après le baseball, c'est au tour du sport de lutte de passer sous sa caméra regorgeante d'idées de mise en scènes plus ingénieuses les unes que les autres. Là où nous pourrions nous retrouver devant un deuxième Stratège, Miller balaye dès les premières minutes l'idée que son nouveau film se centrera de nouveau sur une classique introspection des règles d'un sport, et la psychologie de ses joueurs. Avec douceur et anxiété nous pénétrons dans l'antre d'un film familier qui semble parcouru d'une large cicatrice profonde, elle même révélatrice d'une mélancolie certaine appuyée par une bande son ne sortant jamais inutilement les grands violons. 


A la suite d'une exposition froide et légèrement insignifiante, la première confrontation de John du Pont (Steve Carell) et Mark Schultz (Channing Tatum) annonce la couleur sans pour autant dévoiler la tournure que prendront leur relation malgré la connaissance du dénouement, d'ores et déjà présente dans le synopsis. Un malaise irradiant se propage ainsi par la scénographie d'un décor terne et incolore, comme nous pourrions voir ailleurs dans la fin d'une longue épopée se concluant tristement. A l'inverse du précédent film, Miller ne souhaite pas montrer une ascension semée d'embûches sous forme de longue fresque épique, mais préfère se concentrer sur un film d'atmosphère à transmettre par l'intermédiaire de l’impressionnant personnage du coach ayant beaucoup fait parler de lui lors du drame de la fin des années 90. Grimé et méconnaissable, Steve Carell dépasse toutes nos attentes pour nous livrer une performance exceptionnelle dont la presse a pour ainsi dire nettement plus parlé que du film lui même. Là encore, le souci de réalisme en falsifiant le vrai visage de l'acteur n'apparaît pas comme un simple ressort illustratif, mais davantage comme une figure aussi dévastée que dévastatrice d'où découle la plus grande émotion, à l'image du vieillissement de Robert de Niro dans Il était une fois en Amérique de Sergio Leone (1984). Ce vieil homme aigri et tourmenté possède à n'en pas douter un lourd passé traumatique, finement esquissé et suggéré par les relations mère/fils dans deux séquence absolument bouleversantes d'évidences et de vérités que l'on ne souhaiterai pas entendre, pourtant inaltérables. Cette compassion pour le personnage de John du Pont le caractérise telle une brute violente et infâme malgré lui, et le danger que suggère la tension permanente acquiert progressivement un sentiment insoupçonnable d'une certaine jouissance, habilement cristallisé dans le tournage du documentaire sur le coach. L'aigle doré revendique un impressionnant patriotisme qui parfois frise volontairement le ridicule. Le voir s'en délecter comme de son seul espoir de vivre laisse poindre une émotion contradictoire en accord avec l'environnement figé et glacial. 

John du Pont (Steve Carell) et  Dave Schultz (Mark Ruffalo)

Mark Schultz apparaît quand à lui comme un animal soumis, véritable armoire à glace dont nous discernons les pensées sans qu'elles ne soient jamais exposées au grand jour. Cette hallucinante séquence où des images de sa relation avec du Pont surgissent telles de lourdes réminiscences inoubliables témoigne de la tonalité sombre qui traverse film. Avec des images d'archives en guise de cette somptueuse ouverture, et de la présence encore marquée d'armes de guerre sur la propriété de du Pont, Bennett Miller instaure l'omni présence invisible d'un paysage de guerre dont les effluves semblent condamnées à ne jamais disparaître, tout comme ces nombreux tableaux de la renaissance espionnant en permanence les protagonistes, apparaissant sous un certain point de vue durablement hostile à l'ascension de Mark. Hors de la maison, il y a le combat et la compétition. Ces séquences si particulières par leur découpage rendant les affrontements anti-spectaculaires, préfèrent suggérer une violence intérieure rongeante que de dévoiler platement et par un jeu démonstratif de montage la dureté de l'épreuve à la manière du Whiplash de Damien Chazelle. Ne se réfugiant jamais derrière sa mise en scène et son jeu d'acteur pour masquer ses invisibles défauts, Foxcatcher relève d'une prouesse inégalée dans la grandeur qu'il développe, paraissant à la fois d'une simplicité exemplaire et impuissante. En créant ce résultat inverse, Miller se retrouve avec un diamant entre les mains, jamais brut mais constamment poli tel une pièce maîtresse d'une exposition prête à faire le tour du monde. Un petit bijou couronné d'un prix cannois parfaitement adapté à sa qualité supérieure de première classe. 

Jeremy S.