jeudi 29 janvier 2015

Phoenix - Christian Petzold



Réalisé par Christian Petzold
Écrit par Christian Petzold et Harun Farocki 
Avec : Nina Hoss, Ronald Zehrfeld...
1h38
Sortie : 28 janvier 2015

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Coming home


Suite au brillant et irréprochable Barbara (2012) qui avait offert un rôle d'or massif à l'actrice Nina Hoss en infirmière perdue dans l'Allemagne de la guerre froide, le cinéaste allemand remonte à présent davantage dans l'histoire de son pays pour s'inscrire dans le contexte de la seconde guerre mondiale et des camps de concentration, base de décollage déjà maintes fois vue et traitée sous tous ses aspects. La première surprise de ce Phoenix serait en premier lieu sa propension à dévier vers un propos mille fois plus riche et captivant que le premier auquel il semble prétendre. Petzold conserve ici la même idée majeure en tête que pour Barbara : filmer une femme en la guettant, la suivant à la trace, sondant son corps frêle et mutique dans l'objectif de créer ainsi une fascination extraordinaire envers son personnage banal et quelconque pour l'époque, interprété avec une grâce stupéfiante par Nina Hoss se fondant toujours dans ses rôles avec un sérieux et un pragmatisme qu'il n'est plus coutume d'observer aujourd'hui. Nous la découvrons d'abord le visage enrubanné, témoin de la souffrance de son passé qu'il faut malgré tout réveiller, comprendre et oublier pour se projeter dans un présent sombre et glaçant. 

Squelettique et abîmée, Nelly Lenz est une victime des camps à l'image d'une poupée vulgairement abandonné dans un fossé, n'étant plus faite pour être manipulée, adorée ou simplement regardée. En filmant et construisant sa mise en scène simple et tout sauf évidente autour du corps de Nelly, le cinéaste détourne le piège de l'académisme comme celui de la chronique historique télévisuelle (d'autant plus remarquable puisque c'est dans ce domaine qu'il a pu faire ses premiers pas) en recentrant l'univers et le décor sur un constant jeu de regard et de complicité entre les deux protagonistes. Sur un maigre scénario en apparence tiré par les cheveux, le film diffuse un charme vaporeux qui infuse lentement mais sûrement ; comment croire que Johnny, le mari de Nelly Lenz, ne reconnaît plus sa femme autrement que par son physique métamorphosé ? C'est précisément dans cette question que la puissance du film donne sa réponse : une force invisible sépare les deux êtres malgré des signes de reconnaissance qui pourraient faire surface. Johnny Lenz, ayant acquis un comportement dissident et imbu de sa personne ne peut se replacer dans le contexte du merveilleux qui s'étale devant ses yeux. 

Johnny Lenz (Ronald Zehrfeld) et Nelly Lenz (Nina Hoss)


On pense au Vertigo d'Hitchcock totalement désenchantée, la figure de déesse qu'incarne Kim Novak s'opposant clairement à celle de Nina Hoss. Sous son maquillage la transformant en sa personne antérieure, Nelly Lenz n'est pas une femme désirable mais porte simplement un déguisement dans lequel elle peine à retrouver sa place. Le choix judicieux du cinéaste étant à l'évidence de ne rien montrer de la première vie de Nelly, préférant la rendre imaginaire, comme un conte dont le film n'en serait finalement qu'une triste parenthèse. Johnny la prépare comme une actrice de théâtre, la séquestre tout en gardant des sentiments hermétiques à son égard, là où n'importe quel autre homme succomberait à la beauté qu'il recrée à son image. 

[SPOILER]

Petzold distille une attente : non celle que Johnny découvre l'identité de Nelly, mais surtout qu'il se rende compte de son erreur, anéanti comme face à un monument vers lequel il n'avait jamais osé lever la tête. Cette fabuleuse séquence finale du chant mène à une implosion viscérale en sourdine d'une multitude de sentiments jusque là réfutés. Quand Johnny, anesthésié par le timbre de voix de Nelly, découvre la preuve là où il ne pensait jamais la trouver, c'est face à une forme du syndrome de Stendhal qu'il se retrouve soumis malgré lui, brisant ainsi toute la froideur et l'esprit colérique de son personnage pour le mettre à nu pendant ces quelques secondes. On pourra reprocher au film de ne pas en montrer assez, et pourtant c'est en s'imposant des limites qu'il parvient à magnifier ces instants présents, aux antipodes du film de guerre sous forme de fresque, traduisant la renaissance du phénix comme un cheminement incertain vers la reconnaissance, une conviction partagée par un mari et une femme, chacun de leur côté, tous deux au bord du gouffre. 

Jeremy S. 


mercredi 21 janvier 2015

Foxcatcher - Bennett Miller



Réalisé par Bennett Miller
Ecrit par Dan Futterman et E. Max Frye
Festival de Cannes 2014 - Prix de la mise en scène
Avec : Channing Tatum, Steve Carell, Mark Ruffalo...
2h10
Sortie : 21 janvier 2015

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A hope to achieve 


« What do you hope to achieve, Mark ? » Cette question de John du Pont, recelant déjà de sens et d'interprétations multiples, annonce une certaine analogie entre le projet du coach et celui du jeune Bennett Miller. Retirons cet air hautain et prétention de la question de du Pont, nous aurons un aperçu de la ligne de mire que s'est donné le cinéaste au cours de la préparation de cette œuvre folle et immense, semblant chercher à atteindre une perfection absolue dans tous les sens du terme, rarement constatée dans l'histoire du cinéma américain des années 2000. En un seul et unique visionnage, Foxcatcher paraît éviter en permanence le faux pas attendu. Et c'est bien sur ce paradoxe que le film comporte un défaut, purement subjectif et qui variera probablement d'un spectateur à l'autre. Aux côtés de nombreux autres films américains de sa génération, Foxcatcher ressemblerait davantage à une principauté singulière s'inscrivant dans un classicisme des plus raffinés, mais présentant subtilement dans un même temps une vision moderne et décadente de cet événement à priori tout sauf extraordinaire, y compris pour Miller qui revendique la durée nécessaire à sa prise de recul sur ce fait divers l'ayant d'abord fait sourire à sa découverte.

Cette volonté passionnelle de conter des faits réels se manifesté depuis le début de sa courte carrière. De Truman Capote au Stratège s'est dessinée progressivement une ambition d'élever son cinéma au rang des plus grands, travaillant méticuleusement sur sa mise en scène et son jeu d'acteur, qui semblent être les deux composantes essentielles participant à sa recherche de véracité, non au plus proche du réel mais à l'inverse au plus fidèle à sa vision d'auteur, ses ressentis (jouissance, tristesse ou obsession dans le cas présent) face à l'histoire brute qu'il souhaite nous raconter, magnifiée mais sans pour autant purgée de toute ambiguïté et de mystères. A défauts d'intertitres au début et à la fin du film, nous ne faisons clairement jamais face à une chronique réaliste objective de l'histoire. Au contraire, le propos personnel et subjectif du cinéaste en ressort clairement mais en conservant une fine discrétion. Plutôt que de repousser ses limites narratives et formelles, Miller préfère les explorer jusqu'à leur moelle et entourer ainsi son ambiance singulière d'une aura glauque et énigmatique, conservant le doute et le questionnement des actes de la plupart des personnages. Remarquons que ce n'est pas souvent dans son écriture que Foxcatcher en dit le plus long sur ses protagonistes : à l'instar du The Immigrant de James Gray (à qui l'on a maintes fois reproché le caractère creux et superficiel de sa petite histoire), c'est par sa mise en scène que tout s'opère. 


John du Pont (Steve Carell) et Mark Schultz (Channing Tatum)

Foxcatcher ne déroge pas à la règle et vient renforcer – sans jamais souligner abusivement – les atouts majeurs du jeune cinéaste américain. Après le baseball, c'est au tour du sport de lutte de passer sous sa caméra regorgeante d'idées de mise en scènes plus ingénieuses les unes que les autres. Là où nous pourrions nous retrouver devant un deuxième Stratège, Miller balaye dès les premières minutes l'idée que son nouveau film se centrera de nouveau sur une classique introspection des règles d'un sport, et la psychologie de ses joueurs. Avec douceur et anxiété nous pénétrons dans l'antre d'un film familier qui semble parcouru d'une large cicatrice profonde, elle même révélatrice d'une mélancolie certaine appuyée par une bande son ne sortant jamais inutilement les grands violons. 


A la suite d'une exposition froide et légèrement insignifiante, la première confrontation de John du Pont (Steve Carell) et Mark Schultz (Channing Tatum) annonce la couleur sans pour autant dévoiler la tournure que prendront leur relation malgré la connaissance du dénouement, d'ores et déjà présente dans le synopsis. Un malaise irradiant se propage ainsi par la scénographie d'un décor terne et incolore, comme nous pourrions voir ailleurs dans la fin d'une longue épopée se concluant tristement. A l'inverse du précédent film, Miller ne souhaite pas montrer une ascension semée d'embûches sous forme de longue fresque épique, mais préfère se concentrer sur un film d'atmosphère à transmettre par l'intermédiaire de l’impressionnant personnage du coach ayant beaucoup fait parler de lui lors du drame de la fin des années 90. Grimé et méconnaissable, Steve Carell dépasse toutes nos attentes pour nous livrer une performance exceptionnelle dont la presse a pour ainsi dire nettement plus parlé que du film lui même. Là encore, le souci de réalisme en falsifiant le vrai visage de l'acteur n'apparaît pas comme un simple ressort illustratif, mais davantage comme une figure aussi dévastée que dévastatrice d'où découle la plus grande émotion, à l'image du vieillissement de Robert de Niro dans Il était une fois en Amérique de Sergio Leone (1984). Ce vieil homme aigri et tourmenté possède à n'en pas douter un lourd passé traumatique, finement esquissé et suggéré par les relations mère/fils dans deux séquence absolument bouleversantes d'évidences et de vérités que l'on ne souhaiterai pas entendre, pourtant inaltérables. Cette compassion pour le personnage de John du Pont le caractérise telle une brute violente et infâme malgré lui, et le danger que suggère la tension permanente acquiert progressivement un sentiment insoupçonnable d'une certaine jouissance, habilement cristallisé dans le tournage du documentaire sur le coach. L'aigle doré revendique un impressionnant patriotisme qui parfois frise volontairement le ridicule. Le voir s'en délecter comme de son seul espoir de vivre laisse poindre une émotion contradictoire en accord avec l'environnement figé et glacial. 

John du Pont (Steve Carell) et  Dave Schultz (Mark Ruffalo)

Mark Schultz apparaît quand à lui comme un animal soumis, véritable armoire à glace dont nous discernons les pensées sans qu'elles ne soient jamais exposées au grand jour. Cette hallucinante séquence où des images de sa relation avec du Pont surgissent telles de lourdes réminiscences inoubliables témoigne de la tonalité sombre qui traverse film. Avec des images d'archives en guise de cette somptueuse ouverture, et de la présence encore marquée d'armes de guerre sur la propriété de du Pont, Bennett Miller instaure l'omni présence invisible d'un paysage de guerre dont les effluves semblent condamnées à ne jamais disparaître, tout comme ces nombreux tableaux de la renaissance espionnant en permanence les protagonistes, apparaissant sous un certain point de vue durablement hostile à l'ascension de Mark. Hors de la maison, il y a le combat et la compétition. Ces séquences si particulières par leur découpage rendant les affrontements anti-spectaculaires, préfèrent suggérer une violence intérieure rongeante que de dévoiler platement et par un jeu démonstratif de montage la dureté de l'épreuve à la manière du Whiplash de Damien Chazelle. Ne se réfugiant jamais derrière sa mise en scène et son jeu d'acteur pour masquer ses invisibles défauts, Foxcatcher relève d'une prouesse inégalée dans la grandeur qu'il développe, paraissant à la fois d'une simplicité exemplaire et impuissante. En créant ce résultat inverse, Miller se retrouve avec un diamant entre les mains, jamais brut mais constamment poli tel une pièce maîtresse d'une exposition prête à faire le tour du monde. Un petit bijou couronné d'un prix cannois parfaitement adapté à sa qualité supérieure de première classe. 

Jeremy S.