Réalisé par Alexei Guerman
Écrit par Alexei Guerman et Svetlana Karmalita
Avec : Leonid Yarmolnik, Aleksandr Chutko...
2h50
Sortie : 11 février 2015
-
Freaks
En
apparence, ce milieu ressemble à la Terre. Néanmoins, c'est sur une
autre planète que débarque notre petite troupe de guerriers russes
dont la peur et l'excitation se lisent sur le visage, dans un noir et
blanc spectral dépeignant une atmosphère post apocalyptique chargée d'un désespoir contaminant. Difficile de pénétrer dans
cette œuvre – dont on peut se douter de l'exigence qu'elle
requiert - faisant un violent bras d'honneur à la narration
classique, mettant ainsi son spectateur dans une situation plus
inconfortable et anesthésiante que délicieusement mystérieuse. Ne croyons pas que cette position ne se maintiendra que sur les dix premières minutes, car
c'est sur près de trois heures qu'Alexei Guerman cherchera à nous
faire vivre une expérience à l'apparence ringarde, mais qui trouvera
contre toute attente une singularité exemplaire sur un terrain
d'exploration abrupt et écœurant.
L'intérêt d'observation se
manifeste ainsi par une mise en scène créative en permanence, ne se
reposant jamais et fonçant tout droit vers une multitude de climax
dont nous espérons souvent voir la fin, constamment démentie par la
capacité du film à repousser ses ambitions toujours plus loin.
Boue, crasse, merde, animaux et membres tranchés en pleine époque
d'une guerre moyen-âgeuse anachronique entament un défilé absurde,
montré avec un réalisme halluciné dans une immersion que Guerman
ne cherche jamais à soutenir par une piste musicale. Dans une
ambiance horrifique et souvent claustrophobe, l'aventure contée ici
ne s'encombre jamais du moindre programme et ne suit pas des rails
comme en atteste le sérieux d'un pan du cinéma russe ; le film
s'affiche clairement comme l'anti feu d'artifices, puissamment
rigoureux comme le laisse suggérer son titre. Un joyeux bordel où
il est facile de se perdre ou au contraire de s'y retrouver comme un
tierce visiteur : dans ces quelques regards caméras, les plans
d'Alexei Guerman captivent et prennent une toute autre ampleur,
différente et démesurée mais au grand jamais gratuite et
inférieure au style originel du cinéaste. Les plus hermétiques y verront une porte d'entrée, les
plus fascinés une avancée et un double sens discursif des pitreries
de toutes les situations. Si le film s'enrobe d'un propos opaque et
difficilement compréhensible (on peut y voir toutes sortes de
critiques sur la société contemporaine, bien souvent grossières et
peu pertinentes), c'est dans l'affect et la sensation que Guerman
semble vouloir percer, à l'instar du récent Under the skin de
Jonathan Glazer ou Enter the void de Gaspar Noé. Cinéma de la gerbe
ne rime cependant pas en permanence avec cinéma des sens, et si les
intentions peuvent être louables, les effets secondaires ne doivent
pas se faire oublier. A vouloir naïvement trop remplir son cadre, le
film ne pense pas toujours à traîner son spectateur comme un boulet
solidement amarré ; ainsi, les rares moments de calme, les plus
beaux parmi ces séquences hyperactives, ne se dévoilent qu'à la
toute fin du voyage et peinent à convaincre suffisamment le spectateur
dubitatif pour un rejugement de l'expérience aussi traumatique que
déstabilisante. Une œuvre testamentaire dont la valeur devra nous
être démontrée par ses plus fervents défenseurs, au risque de
finir aux oubliettes.
Jeremy S.
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