Écrit et réalisé par Jia Zhang-ke
Festival de Cannes 2013 - Compétition Officielle
Prix du scénario
Avec : Wu Jiang, Wang Baoqiang, Zhao Tao, Luo Lanshan, ...
2h10
Sortie : 11 décembre 2013
-
Dies Irae
Peu
de films sont autant animés d'un si profond sentiment de colère.
Peu de films ont la folle ambition de peindre un pays en quatre
tableaux, d'en offrir une fresque épique aux dimensions d'une
bataille hugolienne. Peu de films, enfin, s'annoncent comme un
combat. A Touch of sin,
le nouveau film de Jia Zhang-ke, est un film d'enragé. En un peu
plus de deux heures, le cinéaste chinois dresse un portrait ravageur
de la Chine contemporaine armé un caméra acérée comme une lame.
Justement récompensé par un Prix du scénario lors du dernier
Festival de Cannes, A
Touch of sin est un
film-somme, qui semble être la synthèse des précédents films de
Jia Zhang-ke qui n'avaient de cesse de s'interroger sur les mutations
et les dérives de la Chine moderne.
Dahai (Wu Jiang) |
La
trame narrative du film prend les proportions gigantesques du
territoire qu'elle dessine. « J'aimerais que le film soit comme
une représentation générale de la Chine » dixit le cinéaste.
Quatre histoires, quatre régions différentes de la Chine pour
dénoncer les humiliations et l’exploitation d'un peuple. La
première partie expose le combat d'un mineur cherchant à récupérer
sa part de bénéfices dans la privatisation de la mine. La deuxième
partie traite d'un travailleur migrant qui sème la terreur avec son
arme à feu. La troisième partie nous présente une employée d'un
salon de massage qui se vengera d'un riche client qui la prenait pour
une prostituée. Enfin, la quatrième partie s'attarde un jeune homme
qui, en multipliant les emplois dégradants, cherche à rembourser
une dette, avant de sombrer dans le désespoir et le suicide. Jia
évite le simple « film à sketchs » ou le risqué
« film-choral » pour se tourner vers une forme de
« polyptyque cinématographique ». Chaque récit a son
unité propre. Cependant, la proximité de ces quatre histoires
confèrent à l'ensemble un sens renforcé. La multiplication de
chaque partie donne un produit nouveau. Si le film est divisé en
quatre, à aucun moment il ne tombe dans la fragmentation. Il y a
bien un film, et non pas quatre courts-métrages. L'ensemble est
porté par une forte organicité. Chaque histoire observe à peu près
la même structure : un héros se voit l'objet d'une injustice
sociale qu'il réparera par le meurtre. Également, la juxtaposition
de ces histoires n'est pas le fruit du hasard. Elle répond à une
logique narrative et émotionnelle. Le premier fragment du film
s'impose par son aspect radical, sec et tranchant. Il donne le ton du
film. Les fragments suivants installent un rythme plus lent,
dérivants vers le contemplatif. Au fur et à mesure du film, la
colère passe par donner la mort à plusieurs personnes, à une seule
personne, puis par se la donner à soi.
Zhou San (Wang Baoqiang) |
Jia
Zhang-ke est un cinéaste fortement marqué par le documentaire.
Chacun de ses films présente une hybridation entre fiction et
documentaire. Les histoires de A Touch of sin sont par
ailleurs inspirées de faits réels. Jia a mené un important travail
d'investigation aux quatre coins du pays pour recueillir plusieurs
témoignages. Le cinéaste part du documentaire pour aller vers la
fiction. Cependant, il ne tombe pas dans le piège d'un naturalisme
peu inspiré. Le film est maîtrisé de bout en bout par une mise en
scène précise et réfléchie. Le prodigieux prologue du film,
quasiment sans parole, a le paradoxe de nous faire entrer dans le
réel par l'irréel. Sans qu'on sache comment, un camion s'est
renversé sur la route et a déversé sa cargaison de tomates sur la
route. Dahai, le mineur, contemple ce curieux spectacle, jouant
malicieusement avec une tomate. La scène est alternée avec le
triple meurtre de trois voyous par un mystérieux homme à moto (le
protagoniste principal de la deuxième histoire). Les deux hommes
finissent par se croiser subrepticement. Cette introduction se veut à
la fois programmatique et symbolique. Ce camion renversé pourrait
être une métaphore d'une Chine sans dessus-dessous, les meurtres,
un prélude au bain de sang qui marquera le film. La mise en scène
sèche et brutale annonce un film sans concessions, un cri de révolte
silencieux baigné dans l'acide. Nous sortons de ce prologue et de
chacune de ces quatre histoires dans un sentiment d'hébétude. Sans
morale pompeuse, Jia nous laisse suspendu au destin tragique des
héros. Ne reste qu'un cadavre encore fumant.
Xiao Yu (Zhao Tao) |
Jia
Zhang-ke multiplie les références, à la fois cinématographiques
et culturelles. Le film prend des allures de western,
particulièrement dans la première partie. Chaque personnage est vu
comme un cow-boy solitaire, se faisant justice dans des paysages
aussi majestueux que le Far West. Jia revendique également une
appartenance au genre du film de sabre (il faut savoir que A Touch
of sin est un « film de l'attente ». Jia Zhang-ke
voulait, au départ, réaliser un film de sabre. Mais le budget étant
trop important, il s'est tourné vers la réalisation de A Touch
of sin). C'est au couteau que l'héroïne de la troisième partie
tuera le client. Son geste est clairement stylisé et peut faire
penser à une chorégraphie de film de sabre. Jia puise dans le
patrimoine culturel chinois avec la présence de représentations de
théâtre traditionnel chinois dans les parties deux et quatre du
film. Le théâtre devient un écho à la vie des personnages. Comme
Gus Van Sant dans Elephant, Jia s'appuie sur l'analogie
animalière. Chaque personnage est associé à un animal. Le mineur
est assimilé au tigre de part la tapisserie qui enroule son fusil,
l’ouvrier clandestin porte la marque du buffle sur son bonnet et
l'employée de salon de massage est marquée par le serpent. Qu'ils
soient cruels, puissants ou sournois, ces animaux traduisent la
colère bestiale qui sourd en chacun des personnages. Jia poursuit la
métaphore animalière avec deux images marquant la souffrance
animale. Dans le premier récit, un cheval se fait fouetter à mort
(faut-il y voir une référence au rêve de Raskolnikov dans Crime
et châtiment ?), dans le deuxième récit, un paysan saigne
un canard. Inutile de préciser que ces événements reflètent la
situation du peuple chinois. Le film est marqué par le sang, les
personnages aussi.
Xiao Hui (Luo Lanshan) |
On
pourra reprocher au film un manichéisme évident entre riches et
pauvres, mais A Touch of sin est un film de révolte. Il n'est
pas là pour contenter tout le monde et pour trouver un juste milieu.
Jia Zhang-ke est dans une critique sociale qui dénonce ouvertement.
Selon le cinéaste, le titre chinois Tian Zhu Ding pourrait
être traduit par « le choix du ciel ». Jia donne un
aspect tragique à son film par un sentiment exacerbé de fatalité.
Le film ne pouvait donc que se terminer par un suicide, comme une
défaite humaine. Histoire d'une révolte enragée, d'un peuple qui
se construit par le meurtre, A Touch of sin est un film
subversif qui transgresse la loi humaine, une épopée pour son temps
qui invite à prendre les armes et à se rebeller pour la dignité de
l'Homme.
Adrien V.
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