Écrit et réalisé par James Gray
Festival de Cannes 2013 - Sélection Officielle
Avec : Marion Cotillard, Joaquin Phoenix, Jeremy Renner...
1h57
Sortie : 27 novembre 2013
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All About Ewa
Cette quatrième année au festival de
Cannes annonçait-elle la consécration de James Gray ? Avec un
accueil plus froid que ses précédents films, The Immigrant s’est une fois de plus retrouvé hors palmarès. Trop
classique ? Trop classieux ? Beaucoup d’adjectifs péjoratifs ont
fusés après la projection de ce nouveau mélodrame, se voulant provocateur
envers James Gray dans sa proposition d’un cinéma dit « anti
novateur ». Si à ce jour The
Immigrant ne demeure pas le chef d’œuvre du cinéaste (Two Lovers au sommet), une reconnaissance peut néanmoins lui être
méritée pour ses ambitions classiques très justement assumées. Doit-on reprocher à un film une absence de discours, de message ? Devons nous bouder, comme le public et le jury
élitiste de Cannes, devant une œuvre aspirant au sublime et à la transmission
de l’émotion pure ? Pourtant, le cinéma de James Gray n’a encore jamais
été rabaissé ni sous-estimé par la critique française. L’académie cannoise en est bien la seule et unique responsable. Préférer l’apparente bêtise de Amat Escalante (Heli) pour le prix de la mise en scène à
The Immigrant justifie clairement les attentes du jury (ou pourquoi pas le trafic) pour des films difficiles et endurants.
Car soyons honnête, tout spectateur
connaissant les autres films de Gray et entrant dans la salle ne sera, à
priori, que peu grandement surpris pendant les deux heures de projection.
Doit-on obligatoirement récompenser un film du fait de sa sortie des sentiers
battus, de l’ébranlement intellectuel qu’il procure (en bien ou en mal), ou en
valorisant sa prise de risques ? Ce n’est clairement pas dans cet optique
que se situe l’univers de Gray, et la beauté comme l’émotion du film qui en
découle ne pourra qu’intriguer, par sa simplicité et son efficacité perdue
depuis les grands films muets des années 20. Nous pourrions en effet résumer
cette histoire en une dizaine de mots : « Ewa, une immigrée
polonaise, a son cœur partagée entre deux hommes. » Trois protagonistes
principaux, deux idées majeures de mise en scène, et une reconstitution
fidèle des décors. Peut-on qualifier pour autant The Immigrant de maigre et superficiel ? C’est là que se
découvre le génie du cinéaste américain.
Ewa Cybulski (Marion Cotillard) et Bruno Weiss (Joaquin Phoenix) |
Comme dans Two Lovers (2008), une victime est entourée de deux autres personnages radicalement différents et doit faire un choix. Ewa Cybulski (Marion Cotillard)
est recueillie sous l’aile de Bruno Weiss (Joaquin Phoenix), un riche homme
souhaitant l’aider par tout moyens dont il dispose. L’exposition et la première
partie du développement se déroulent de manière extrêmement fluide, et nous découvrons
par le regard d’Ewa le New York des années 20, d’une beauté aussi lumineuse que
grisâtre. Pour subvenir à ses besoins, Ewa va devoir se prostituer. La découverte
de ce terrible procédé fait-elle office d’un jalon scénaristique ? Pas
vraiment, et c’est en cela que le film fonctionnant en apparence uniquement sur
son écriture tend à quelque chose de plus libre, plus pur et symbolique. La séquence
de rêve ne durant pas plus d’une vingtaine de secondes en témoigne,
essentiellement par l’aspect quasi parfait de réalisation qui en ressort, nous
faisant comprendre que cet aparté n’est pas là pour combler une quelconque
faiblesse esthétique ou narrative, mais bien pour donner une autre dimension au récit coulant comme de l’eau de source. L’arrivée
d’Orlando (Jeremy Renner) déroule un autre type d’histoire, incluse dans celle
de Bruno Weiss. À ce moment, The
Immigrant diffère nettement de Two
Lovers, précisément car Joaquin Phoenix n’est pas soumis à Vinessa Shaw et
Gwyneth Paltrow comme Marion Cotillard l'est, à lui et Jeremy Renner. De cette découverte
nait également une pirouette de mise en scène, donnant un plus grand potentiel et une nouvelle emprise aux deux forces s’exerçant sur Ewa. Les cadres se resserrent, les
mouvements s’atténuent, l’état psychologique du trio de protagonistes explose.
Les scènes de spectacle ne sont plus frontales, Ewa n’est plus rassurée et ne
parvient plus à suivre son désir premier. C'est une femme perdue qui se cache, ne voulant suivre aucun des deux hommes, continuant à chercher sa place, immergée dans ce cruel nouveau monde. Nous l'accompagnons avec une empathie digne d'un personnage de James Gray, ou même d'un grand opéra.
Orlando (Jeremy Renner) et Ewa Cybulski (Marion Cotillard) |
Le drame final, filmé comme un faux tour de magie, décloisonnent les états d’esprit et rassemble à nouveau Ewa et Bruno Weiss. N’oublions pas de mentionner les magistrales compositions de Chris Spelman (notamment le principal leitmotiv) et la photographie sublimée et cotonneuse de Darius Khondji. Une lumière à la fois mélancolique et mystérieuse, qui dévoile une sidérante Marion Cotillard encore jamais vue, se fondant plus que naturellement dans le corps d’une polonaise. Elle et Bruno vont-ils retrouver Magda, sa sœur atteinte de la tuberculose ? La mort d’Orlando pourrait laisser présager une triste fin. Mais James Gray, réalisant son film comme un enfant fabrique son rêve, ne peux finir sur une mauvaise note. Sans non plus terminer pleinement sa tragédie, le dernier plan ressemble davantage à une ouverture vers un autre drame sous-jacent : celui de Bruno Weiss. Comme à son habitude, le cinéaste chamboule et bouleverse par un film obsessionnel, froid et glaçant, le faisant glisser vers un paradoxal modernisme, loin de toute ambiguïté et de révolution artistique. D’une virtuosité peu courante dans le cinéma classique américain d’aujourd’hui, sans s’élever comme un puissant chef d’œuvre, The Immigrant est un mélodrame modeste et émouvant, n’ayant pas sa place au palmarès cannois mais bien au cœur de spectateurs avides d’émotions, transmises par les codes du langage cinématographique des premiers temps.
Jeremy S.