Écrit et réalisé par Joel et Ethan Coen
Grand Prix - Festival de Cannes 2013
Avec : Oscar Isaac, Carey Mulligan, John Goodman...
1h45
Sortie : 6 novembre 2013
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Hang Me, Oh Hang Me
Depuis
O’Brother (2000), les frères Coen nous avait justifié leur goût bien
prononcé pour la musique folk des années soixante. Mais dans ce dernier film,
la musique faisait office d’échappatoire et de propulsion vers une popularité
confiante des trois évadés. Elle restait quelque chose de joyeux, en accord
avec le reste du film, comique de la première à la dernière minute. Le
caractère festif d’O’Brother avait
marqué la carrière des cinéastes, donnant à voir peut être leur film le plus
absurde. Depuis quelques années, le drame semble davantage les intéresser (No Country for Old Men, True Grit) et surtout donner
l’impression d'un enchaînement de grands films, plus de dix ans après leur
palme d’or (Barton Fink). Inside Llewyn Davis se situe
certainement dans cette continuité, même si nous ne pouvons qualifier le film
de radicalement dramatique. C’est aussi une comédie pour qui a envie de rire,
intimement mêlé à une histoire dramatique des plus déprimantes, dont
l’universalité est un véritable point fort pour le cinéma indépendant
américain.
Jean Berkey (Carey Mulligan) et Llewyn Davis (Oscar Isaac) |
Si l’histoire de Llewyn Davis leur est
directement inspirée de celle de Dave Van Ronk, leur nouveau film n’est
clairement pas le biopic attendu. Se déroulant sur une longue semaine, Inside Llewyn Davis raconte l’errance
d’un jeune musicien (Oscar Isaac) à travers les Etats Unis, entre New York et
Chicago. Llewyn Davis ne se sent plus aimé, n’arrive plus à vivre avec sa
musique, et demeure sans cesse tourmenté par la mort de son partenaire, avec
qui il a réalisé son plus grand album. En apparence différent du reste de leur
filmographie, ce dernier film pourrait en réalité être vu comme un
aboutissement de leur thématique : celle de conter l’histoire d’un looser.
Oscar Isaac est le nouveau John Turturro / Barton Fink (lequel était un
écrivain dépressif en crise d’inspiration), une alternative au Jeff Bridges / The
Big Lebowski (1998), un prolongement de Tim Robbins (Norville Barnes) dans Le Grand Saut (1994). Mais par le sujet
du film, la musique folk, ce nouveau personnage prend une toute autre envergure
et se retrouve finalement très proche des cinéastes eux même. Qu’arriverait-il
si Joel ou Ethan mourrait, en laissant la vie au deuxième ? C’est
précisément le problème de Llewyn, anti-héros chantant des morceaux d’une
beauté renversante, mais ne trouvant plus sa place dans ce monde froid et
hostile, dans lequel d’autres vedettes commencent à émerger sérieusement (Bob
Dylan). Les Coen racontent dans leur interviews que l’idée du film leur est
d’abord venu de leur admiration pour Bob Dylan dans leur jeunesse, et par
conséquent de leur curiosité envers les autres musiciens de cet époque de l’âge
d’or du folk, qui ont vu leur carrière se transformer en bonheur éphémère. Llewyn
Davis n’est pas un cas particulier, mais un personnage créé en hommage à tous
les autres musiciens de son espèce s’étant évaporé de la même manière, voire
plus rapidement.
Ulysse (le chat) et Llewyn Davis (Oscar Isaac) |
La séquence d’ouverture nous présente
frontalement, en contre plongée, Llewyn Davis chantant un morceau en entier,
criant à travers elle un désespoir immense que le public ne peut percevoir ni
comprendre. Toutes les chansons de Llewyn Davis sont montrées dans leur
intégralité, choix judicieux des cinéastes tendant à une plus forte empathie
avec le personnage. Nous devons nous situer Inside
(à l’intérieur) de l’artiste, et l’accompagner dans sa terrible traversée du
styx. De mythologie, le film n’en est pas dénué. Le chat se nommant Ulysse
(idée brillante qui est aussi une sorte de lien avec la Terre ferme et la vie
réelle), et Llewyn Davis se rapprochant du mythe de Sisyphe (ce que les Coen
racontent dans l’interview des Cahiers du
Cinéma n°694). Devant faire rouler une pierre en haut d’une colline,
Sisyphe ne parviendra jamais au sommet, et redescendra constamment au seuil.
L’aventure de Llewyn Davis est une sorte de cycle, montrant qu’elle peut se
répéter longuement d’une semaine sur l’autre (la dernière séquence du film nous
ramène au début).
La densité froide de l’image et des
décors participe magnifiquement à cette triste balade. Citons le plus grand
directeur photo français encore en activité, Bruno Delbonnel, qui livre un
travail plastique aussi grandiose que dans le Faust de Sokurov (2012). La lumière du film est une lumière
fatiguée, comme nous pouvons observer à notre lever. Lorsque Kiéslowski
réalisait Trois Couleurs : Bleu
(1995) l’idée de rendu du travail sur la lumière en était proche. Inside Llewyn Davis est un film
nocturne, une déambulation dans la nuit d’un musicien qui tente de dormir
paisiblement, d’un sommeil quasi éternel. Lorsque l’aventure de Llewyn se
transforme en road movie, nous retrouvons avec grand plaisir le surréalisme de
certains films des cinéastes. La présence de John Goodman au casting est des
plus marquantes, même si le vieil obèse réitère le même rôle depuis de nombreuses
années. Un vieil obèse qui ne va pas se gêner pour insulter Llewyn et sa
musique, trop simpliste pour émouvoir, trop classique pour servir à quelque
chose. Peut être est-ce là une mise en âbime de ce que les frères Coen
pouvaient penser de l’avis du public à la sortie du film. Comme une balade
folk, Inside Llewyn Davis demeure un
de leur film les plus simples et les plus classique, d’une durée universelle
(1h45) ne cherchant à s’inscrire dans aucun point particulier de leur carrière,
sinon celui d’une maturité exemplaire. Signalons les autres seconds rôles,
rendu étonnamment humain de bon vivant en comparaison à ce que vit
Llewyn : Carey Mulligan et Justin Timberlake. Please Mr. Kennedy est la preuve que l’esprit de Llewyn se situe à
des années lumières de celui de ses amis et de son ancienne compagne. Son
entourage de New York ne le considère plus en tant qu’humain comme les autres
(les amis chez qui est hébergé Llewyn sont l’exemple type des personnes
envisageant Llewyn comme une boite à musique, totalement vide de l’intérieure
et pouvant se répéter à l’infini).
Jean Berkey (Carey Mulligan) et Jim Berkey (Justin Timberlake) |
Ce grand prix cannois en laissera plus
d’un perplexe, aussi bien par l’apparente simplicité de sa réalisation que par
la douce émotion qui en découle, fugitive mais intense. Si Barton Fink semblait lourd en mise en scène et connotation diverses
du personnage, si O’Brother
paraissait trop loufoque pour plaire au plus grand nombre, le conte de Llewyn
Davis trouve l’équilibre juste, décuple l’émotion, et radicalise le style des
Frères Coen comme une balade Folk, faisant d’Inside Llewyn Davis une petite
œuvre majeure, un chef d’œuvre modeste au refrain puissant, inséré entre de
magnifiques couplets résonnant à tout jamais dans l’esprit dérangé de Llewyn
Davis, mais aussi en notre intérieur.
Jeremy
S.
Roland Turner (John Goodman) |
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