jeudi 23 octobre 2014

Bande de filles - Céline Sciamma



Écrit et réalisé par Céline Sciamma
Festival de Cannes 2014 - Quinzaine des réalisateurs
Avec : Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh...
1h52
Sortie : 22 octobre 2014

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Diamonds


Filmer les banlieues a toujours posé problème au cinéma. Problème de distance du cinéaste face à son sujet, de direction d’acteurs, d’un choix d’une mise en scène documentaire ou fictionnelle. La grande surprise du troisième film de Céline Sciamma, c’est que ce dernier vient dynamiter toutes les attentes et préjugés que le spectateur lambda pourrait se faire à la vue de cette affiche simple, mais dégageant un charme mystérieux non dénué d’attirance, titillant une curiosité bien plus face aux actrices qu’au film lui même.

Chacune repérée par un casting sauvage, les quatre interprètes principales de Bande de filles apparaissent totalement refaçonnées par la caméra de la cinéaste, au filmage anti-naturaliste qui les suit dans leurs déambulations parisiennes, resituant leurs corps dans un espace à priori sans grand intérêt cinématographique, dont l’utilisation des décors montre néanmoins tout son potentiel. De la danse, des combats de gangs, la vie en banlieue observée par Céline Sciamma est ici traduite à l’écran de manière plus que séduisante, arborant une esthétisation pop des plus glamours pouvant lointainement évoquer les films de Sofia Coppola.
La trame du récit s’étire longuement, ne cherche pas dans les deux tiers du film une surdramatisation inutile, reste lente et sobre comme l’était celle de Tomboy et Naissance des Pieuvres. Ces deux premiers films traitaient de la sexualité dans l’enfance comme Bande de filles traite de l’intégration dans une communauté sous toutes ses facettes. Le film se perd ainsi dans les registres dramatiques et comiques, refuse le conditionnement dans ses instants lyriques bouleversants (la danse sur le morceau de Rihanna, le travelling latéral sur les quatre filles cheveux au vent) venant quelque part troubler cet équilibre parfois trop dosé de noirceur et de luminosité.

La toute dernière partie du film, pouvant davantage être vue comme un long épilogue, est en ce sens bien loin du niveau des séquences précédentes. Céline Sciamma décide de montrer une ultime « descente aux enfers » sans grand intérêt, à l’émotion trop appuyée pour émouvoir, avec l’entrée de nouveaux personnages parfois peu crédibles. Tout cela pour montrer Vic (Karidja Touré) retombant sur ses pieds, ayant vu naïvement une part sombre enfouie dans son monde.

La qualité des quatre vingt dix premières minutes ne retire toutefois pas cette drôle de sensation d’avoir visionné un film maîtrisé et intelligent, beau et touchant, sans regard misanthrope envers la société restante volontairement occultée, tout comme la figure des parents (déjà le cas dans Naissance des Pieuvres). Un petit voyage en banlieue parisienne nous ouvrant littéralement les yeux sur quelques beautés d’un univers que nous croyons connaître, mais qui revêt un caractère bien différent et passionnant devant la caméra d’une réalisatrice dont le style ne semble jamais s’épuiser.
Jeremy S.


Lady (Assa Sylla), Adiatou (Lindsay Karamoh), Marieme (Karidja Touré), Fily (Mariétou Touré)


mercredi 8 octobre 2014

Mommy - Xavier Dolan



Écrit et réalisé par Xavier Dolan
Prix du Jury - Festival de Cannes 2014
Avec : Anne Dorval, Suzanne Clément, Antoine Olivier Pilon...
2h18
Sortie : 8 octobre 2014

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Mother


Xavier Dolan, vénéré par le public français depuis son deuxième film, n’avait pas été pronostiqué d’avance comme le déclencheur du tsunami cannois il y a de cela six mois. Un cinquième film à 25 ans ne peut être qu’indubitablement l’œuvre d’un génie et d’un jeune cinéaste (trop) ambitieux, qu’on le vante et l’apprécie, ou à l’inverse qu’on le déteste et le méprise (ce qui fût mon cas à la vision de son 2ème et 3ème film). Sort donc cette année Mommy, traitant encore une fois de la figure inépuisable de la mère, durant plus de deux heures et montrant à l’écran un jeune adolescent au véritable physique d’acteur encore inconnu dans notre pays (Antoine Olivier Pilon). Presse et public avaient d’ores et déjà annoncé la consécration du jeune cinéaste pour Laurence Anyways (2012) trois ans auparavant. Mommy serait donc un cinquième film dans la continuité des précédents, conservant son public fan et n’affichant pas davantage d’inventivité pour les habitués. Que nenni. Véritable jalon dans la carrière du québécois, ce grand film n’est finalement ni plus ni moins qu’un aboutissement de son cinéma, fioritures et graisse des précédents films en moins, avec une maturité renversante dans le propos et une mise en scène excellemment novatrice pour un si jeune cinéaste.

Exit l’esthétique pop exacerbée des Amours imaginaires et le sérieux forcené de Laurence Anyways. Mommy suit une narration plus classique, se construit autour de grandes scènes d’intensité quasi égales. Anne Dorval est maîtresse du film, comme Gena Rowlands l’était chez John Cassavetes. L’hystérie de Mommy, provoquée par les rapports qu’elle entretient avec son fils Steve ne se limite jamais à un simple jeu d’acteur, un banal affrontement comme tout film traitant de la période de l’adolescence. Elle est intrinsèquement liée à la mise en scène de Dolan qui nous emprisonne, face aux visages de ces personnages aux antipodes de l’archétype : Steve est un clown triste ravageur et violent, Diane une fausse mère décérébrée à cause de la mort de son mari ayant du mal à justifier l’amour pour son fils. Ce thème central du film revêt ici un caractère agréablement singulier par son inconstance folle que l’on croit plus d’une fois rétablie définitivement.

Diane - D.I.E - Mommy (Anne Dorval)

La grande force de Mommy est donc cette capacité à ne jamais montrer le chemin des sentiments pour ses protagonistes, les laisser exister pleinement en roue libre et ne jamais se ranger du côté de l’un d’eux. Cette hallucinante et sublime séquence du rêve de Diane le prouve par son utilisation continue du flou artistique. Ces personnages ne sont plus que des corps indéfinissables aux mouvements imprévisibles, à l’humeur changeante d’une seconde à l’autre nous empêchant de leur apposer une identité, une caractéristique émotionnelle qui établirait finalement un trop fort clivage entre les uns et les autres, qui masquerait tout le charme découlant des plus violentes scènes provoquant un malaise certain, une position inconfortable devant cet écran au format carré ressemblant à la fenêtre d’un regard empreint d’une grande perversité. Ce procédé n’est par ailleurs nullement verrouillé, et n’apparaît pas comme une marque de style auteuriste pompeux comme il pourrait se laisser observer dès la scène d’exposition. Déployer le format de l’écran par les mains de Steve est en ce sens l’une des meilleures idées de Mommy : à cet instant, les différents espaces extra et intra diégétique du film se décloisonnent et témoignent d’une grande ouverture d’esprit du cinéaste envers son public, la visée de son film et sa capacité à surprendre constamment sans jamais ennuyer par ces dialogues québécois parfois trop bavards au sein de ce sublime trio d’acteurs.

Nous sommes pourtant perdus dans un tourbillon de situations rocambolesques, drôles et effrayantes dont le sens peine parfois à émerger, semblant parfois peu réfléchies mais toujours subtilement écrites. Les moments de grâce et les envolées lyriques qui redonnent une bouffée d’air frais à Steve se retrouvent eux dans une poésie pure se détachant de l’atmosphère sombre du film. Comme habituellement chez Xavier Dolan, l’utilisation de nombreux morceaux musicaux très mainstream participe à cette croyance en la libération de toute contrainte cinématographique, à l’abandon des règles pour produire un flottement cotonneux dans l’univers réaliste où baigne Steve. Cotonneux car ce n’est pas à une suresthétisation que s’adonne Dolan, mais bien à l’effacement de toute prétention, de tout regard narcissique de sa caméra qui pouvait fortement se ressentir dans ces précédentes œuvres. La modestie de Mommy et son rythme effréné jouant sur les registres dramatiques et comiques sur une aussi longue durée revigore notre attachement au film, n’étant pas forcément pénétrable avec facilité à cause du jeu typique des protagonistes, paraissant peu naturel mais finalement riche en contradictions, en questionnement sur leur psychologie et leur attitude restant au final mystérieuses mais assez proches pour enclencher ces geysers d’émotions pures. Dolan a peut être réalisé un chef d’œuvre, mais a surtout fait ses preuves pour les plus sceptiques d’entre nous, et annoncé par ce coup de maître qu’il n’est pas prêt de se retrouver a court d’idées, ni de se décourager dans l’exploration de son univers cinématographique novateur, nous le faisant partager de manière très habile et absolument inoubliable. 

Jeremy S.


Steve (Antoine Olivier Pilon)

vendredi 3 octobre 2014

The Tribe - Myroslav Slaboshpytskiy



Écrit et réalisé par Myroslav Slaboshpytskiy
Avec : Grigoriy Fesenko, Yana Novikova, Rosa Babiy...
2h12
Sortie : 1er octobre 2014

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Le bourreau et la putain


Un film ukrainien sur nos écrans français ? De quoi nous mettre l’eau à la bouche, d’autant plus lorsqu’on connaît son succès retentissant au dernier festival de Cannes, dont la mauvaise réputation veut que ce dernier fasse émerger des films d’auteur radicaux peu accessibles, élitistes au point de pouvoir tout se permettre. Fort heureusement, le festival est loin de se limiter à ses préjugés, comme en atteste la plutôt bonne qualité des palmarès de ces dernières années.

Pourtant, The Tribe apparaît dès les premières minutes (et même à la vision de sa bande annonce) comme le cliché du film cannois, ou pire encore, l’archétype du film d’auteur détestable des pays de l’est (à l’instar du Paradis : Amour d’Ulrich Seidl sorti en 2011). Il possède cependant une singularité nouvelle et prend des risques : n’être tourné qu’en langue des signes sans dialogues, sans traduction car nous n’en avons apparemment pas besoin, ou plus honnêtement le cinéaste n’en a pas vu la nécessité pour appuyer le sens des scènes filmées.

Le film commence par l’arrivée d’un jeune adolescent dans une école de sourds muets. Bizutage oblige, il va se retrouver entrainé dans un groupe de garçons turbulents, ne cherchant que la bagarre et à se faire de l’argent en prostituant deux de leurs amies chez des camionneurs étrangers. The Tribe montre-t-il dans ce qu’il raconte quelque chose de nouveau, d’inconnu à nos yeux avant la séance ? En plus d’être un enfilade de clichés (vous n’échapperez pas à une tortueuse scène d’avortement pompée sur 4 mois 3 semaines et 2 jours du roumain Cristian Mungiu, ni aux scènes de sexe crues qu’on a pu voir réalisées avec davantage d’intérêt dans Clip de la serbe Maja Milos), The Tribe les étire inutilement dans des longueurs insupportables, des plans séquences certes brillamment mis en scène mais provoquant un ennui sans bornes, en particulier dans ses scènes de violence abominablement gratuites.

Ce quadruple meurtre à la table de nuit vise à démontrer la monstruosité dévorante sur la psychologie du protagoniste que nous accompagnons pendant plus de deux heures. Ce n’est pas un film sur la masculinité, mais bien davantage sur la mysoginie. Si le cinéaste gardait un œil objectif sur cette attitude, The Tribe aurait été passable et aurait eu davantage de potentiel, sous un aspect quasi documentaire. Malheureusement, la complaisance avec laquelle se déroule les plus horribles scènes sous nos yeux en démontre l’inverse. Filmés comme des animaux sauvages, les sourds muets subissent la caméra de Myroslav Slaboshpytskyi, véritable dictateur de cinéma comme on peut en voir très rarement.

À cette gratuité débordante, l’originalité primaire du film (tournage intégral en langue des signes) se fait vite oublier par sa non concordance avec la thématique. Pourquoi raconter ces atrocités avec ce procédé ? Quel est le but ? Immersion, subversion, provocation, masochisme, oppression ? Un peu des cinq sans doute. Rien n’y fait donc pour mettre en lumière cette mise en scène virtuose, qui pourrait être rendue fascinante si elle reposait sur quelque chose. Une tare du cinéma d’Europe de l’est et une torture sans limite, The Tribe n’est finalement rien d’autre qu’une mauvaise surprise ayant trouvé aveuglement de nombreux distributeurs, premiers responsables de la diffusion de cette merde infâme qui n’aurait jamais du voir le jour.

Jeremy  S.