jeudi 17 octobre 2013

La Vie d'Adèle - Abdellatif Kechiche



Écrit et réalisé par Abdellatif Kechiche
D'après la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh
Avec : Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux ... 
Palme d'or - Festival de Cannes 2013
2h59
Sortie : 9 octobre 2013

-

Une couleur chaude



La triomphe de la triple palme d’or pour Abdellatif Kechiche nous a amené a un nouveau jugement du cinéaste, autant pour les convaincus de l’immensité de son talent (La graine et le mulet et Vénus Noire entre autres) que pour les plus sceptiques. La Vie d’Adèle, auréolé de polémiques - qu’il n’est pas nécessaire de rappeler – est à ce jour le film français le plus populaire dont tout le monde peut entendre parler, de la bouche de cinéphiles ou de simples amateurs. Le cinéma d’Abdellatif Kechiche a-t-il déjà rencontré une telle popularité par le passé ? Si L’Esquive ou La Faute à Voltaire ont révélés le cinéaste, ils demeurent aussi des films pas toujours faciles d’accès ayant du mal à se faire une place ancrée dans le cinéma français contemporain. La Vie d’Adèle pourrait être enfin le remède, l’union d’un grand cinéma d’auteur à un art populaire des premiers temps.

La Vie d’Adèle est adapté d’une bande dessinée (le Bleu est une couleur chaude) et raconte une histoire d’amour entre deux adolescentes, de sa naissance jusqu’à sa mort. Histoire d’amour que l’on pourrait qualifier de touchante, passionnée, ou encore de violente. Adèle (Adèle Exarchopoulos) est une jeune lycéenne, flirte avec son copain, et semble à l’aise dans son milieu. Emma (Léa Seydoux) est une étudiante des Beaux arts, plus âgée, ne ressemblant d’aucune façon à Adèle. La rencontre explosive entre les deux filles ne se fait pas attendre longtemps : par un simple regard au ralenti, Kechiche crée la relation, la présentant entre un réalisme et une poésie grandiose. Nous sommes du côté d’Adèle, nous vibrons avec elle, nous devenons avides de ses gestes les plus normaux (relever son pantalon, manger des spaghettis) et ressentons l’envie de mieux la connaître. Une forme de perversité pas si désagréable en soi, nous invitant à habiter le corps du personnage. Emma, dès la première rencontre, semble inaccessible (par sa fréquentation), étrange (par ses cheveux), et belle (par son visage, élément central du film). La première partie du film (Chapitre 1) nous raconte ce changement de cap dans la vie d’Adèle, cette rencontre qui va changer aussi bien ses relations parentales, amicales, amoureuses, que professionnelles. La mise en scène de Kechiche relève cependant d’une nouveauté : celle de montrer crument la beauté de la femme, de son visage, en obnubilant une partie (voire la totalité) du décors. À l’inverse de L’Esquive qui était parcourue d’une large palette d’échelles de plans, La Vie d’Adèle n’est quasiment composée que de gros plans, et ce sur les trois heures de projection. « Filmer pour être au plus près des corps », parole de débutant, aspire néanmoins à une plus grande maîtrise chez Abdellatif Kechiche. Mais ce procédé répétitif n’en est pas moins synonyme de malaise, parfois d’ennui et de lourdeur, et plus rarement de passion.

Adèle (Adèle Exarchopoulos) et Emma (Léa Seydoux)

La passion est toutefois la pile d’alimentation de La Vie d’Adèle. On ne pourra passer à côté de la scène de sexe centrale durant plus de sept minutes. Cette scène, ne le cachons pas, est probablement la plus grande déception de cette palme d’or. Filmée de façon clinique et pornographique, l’entremêlement des corps finit par ne ressembler qu’à une chimère sexuelle consternante. Est-ce ce que recherchait Kechiche pendant les nombreuses prises ? Cet honnête homme répond dans ses interviews que le réalisme lui importait beaucoup. Cette scène fusionnelle, en plus d’installer une antipathie inattendue avec les deux actrices, démontre également la cruauté du rapport amoureux, la violence de la passion découlant du premier regard. En ce sens, ces sept minutes ne demeurent pas radicalement inintéressantes, mais surviennent comme une lourde enclume dans la narration remarquable que le cinéaste déploie au cours de la première heure.
La suite du film (Chapitre 2), montrant la vie conjugale et le déchirement du couple, plus classique, apparaît également comme un film naturaliste grandement réussi ne tombant dans aucun piège, en l’occurrence celui d’impliciter la plupart des sentiments. Dix ans de la vie d’Adèle passent, elle devient professeur des écoles, tandis qu’Emma continue à peindre de son côté. Deux évolutions très différentes mais toujours animées par l’amour et la peur de la dissolution. Notons à ce propos une belle idée quelque peu involontaire de la part du cinéaste : ne pas faire vieillir radicalement Adèle, mais garder le corps de la première partie, scellé à jamais par les rapports sexuels. Adèle est-elle une égérie pour Emma, ou est-ce l’inverse ? Tout porte à croire que les rapports vont dans les deux sens, jusqu’à la séquence glaçante de la rupture, la meilleure du film. Emma crie comme chez Maurice Pialat (notamment comme Sandrine Bonnaire dans À nos amours), Adèle pleure comme chez Ingmar Bergman (Cris et chuchotements). L’affrontement que nous présente Kechiche nous fait oublier les actrices et fait réellement vivre ses personnages, à l’inverse de la fameuse scène de sexe.

Emma (Léa Seydoux)

Le penchant réaliste de La Vie d’Adèle reste cependant parfois trop appuyé et prévisible. L’on relèvera les repas de famille assez faiblards, tout comme la première scène montrant une classe de lycéens avec Marivaux entre les mains, lisant comme des enfants sages (cela peut aussi nous évoquer la palme de Laurent Cantet, Entre les murs). Mais un potentiel chef d’œuvre peut toujours être imparfait, en particulier pour un film de trois heures ayant le mérite de porter ses deux interprètes vers un sommet de jeu que l’on pensait inatteignable. La dernière séquence, faisant office d’épilogue, est un grand et triste moment. Adèle, à l’exposition d’Emma, quelques mois après la rupture, ne sait plus où regarder. Ses yeux félins scrutent les tableaux et la salle à sa recherche. Le monde environnant n’existe plus, Adèle est absorbée, encore anesthésiée par les œuvres d’Emma, en particulier celle dont elle fait partie. Dans un ultime plan sur la rue, nous voyons Adèle dans sa robe bleue, s’envoler vers sa vie future. Emma n’a pas été qu’un simple exutoire, mais aussi et surtout un moyen d’apprentissage de ce que sont les beautés et les horreurs d’un premier amour. Abdellatif Kechiche est parvenu à intriguer, par un beau mais parfois agaçant long métrage. Le bleu, comme la robe d’Adèle et les cheveux d’Emma, en plus d’être une couleur chaude, est aussi une composante essentielle de la vie : celle qui nous dit que l’amour, sans posséder de limites, ne doit pas forcément s’arrêter et disparaître, mais demeurer comme un souvenir indélébile, dérangeant, auquel nous repenseront jusqu’à notre triste fin.

Jeremy S.

Adèle (Adèle Exarchopoulos)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire