lundi 17 juin 2013

Shokuzai : Celles qui voulaient se souvenir, Celles qui voulaient oublier - Kiyoshi Kurosawa



Ecrit et réalisé par Kiyoshi Kurosawa
Avec : Kyôko Koizumi, Yu Aoi, Eiko Koike, 
Sakura Ando, Chizuru Ikewaki, ...
Mostra de Venise 2012 - Hors Compétition
4h27
Sortie : 29 mai 2013 & 05 juin 2013

-

Chasse à l'homme


Tout commence « 15 ans plutôt ». Au Japon, cinq petites filles, liées par l'amitié, voient leur destin bouleversé lorsque l'une d'entre elles, Emili, se fait violer et assassiner par un inconnu. Les quatre autres ont vu l'assassin mais, sous le choc, elles ont aussitôt oublié son visage. Asako, la mère d'Emili, les condamne à faire pénitence jusqu'à ce que le meurtrier soit retrouvé. Shokuzai (traduisez « pénitence ») part de là. Entre l'innocence de l'enfance bafouée par le pire des crimes, les lourdes responsabilités imposées et la mémoire traumatisée, le nouveau film de Kiyoshi Kurosawa (à la base, une série télévisée de cinq épisodes) en impose dès le départ. Projet dantesque, vaste fresque psychologique, épopée féminine multipliée par cinq, Kiyoshi Kurosawa ne manque pas d'ambitions.

Le prologue du film annonce d'emblée les enjeux du film. Elles sont cinq filles, rigoureusement cadrées ensemble. Au moment où l'homme vient prendre Emili, elles ne seront plus ensemble. Seules dans le cadre, seules face aux adultes et au drame, elles devront se construire par elles-mêmes. Brutalement passées à l'âge adulte, Sae, Maki, Akiko et Yuka ont perdu définitivement la confiance en elle et en l'autre. L'innocence de l'enfance n'est plus qu'un lointain souvenir. Car ce n'est pas une, mais cinq filles qui ont été violées. L'une physiquement, les autres psychiquement. Tout au long du film, elles ne chercheront pas seulement à racheter leur faute, mais aussi à trouver leur intimité et leur intégrité de femme. 

Les cinq jeunes filles face à l'assassin

Kiyoshi Kurosawa choisit une lumière délavée et fade. Les quatre jeunes femmes évoluent dans un monde qui a perdu les couleurs chatoyantes de l'enfance. Elles ne se font plus d'illusions. Le monde est laid et cruel. Tout comme l'homme. Chacune verra chez un homme la figure de l'assassin d'Emili. Au début de Shokuzai, nous somme en focalisation interne. Nous ne verrons pas le visage de l'assassin d'Emili. La suite du film donnera des traits à ce visage inconnu. Le mari de Sae, tout comme le meurtrier d'Emili, considérera la femme comme un objet de fantasme. Le fou de la piscine aura la cruauté sauvage de l'assassin d'Emili. Le frère de Sae, lui aussi, a des penchants pédophiles. Enfin, le beau-frère de Yuka a la même lâcheté que l'assassin d'Emili. Cet autre qui n'est qu'un avatar du meurtrier fait resurgir les vieux démons. Le cinéaste nippon poursuit son travail sur la lumière par un traitement intéressant des ombres. Juste avant qu'Emili ne se fasse assassiner, de mystérieuses ombres comme sorties d'un plafonnier pour bébé tournent autour d'elle. Akiko, « l'ours », retrouvera ces ombres dans le hangar. La menace plane toujours. Afin de recouvrer la paix, les quatre devront supprimer cet homme qui a détruit leur vie. Maki, la jeune institutrice, ne s'en cachera pas. Si elle a attaqué le fou de la piscine, ce n'était pas pour protéger les élèves, mais pour se venger du traumatisme qu'elle a vécu. Tout au long du film, les quatre chercheront à se délivrer du poids de la culpabilité amené par Asako et des liens funestes qui les rattachent aux hommes et au passé.

Les quatre jeunes femmes entretiennent un rapport étroit et particulier avec l'enfance. Sae n'étant pas réglée, elles ne peut enfanter. Ce dysfonctionnement n'est pas seulement associé à l'infertilité mais aussi à l'incapacité d'être une femme. Elle n'est qu'une poupée, un fantasme de pureté pour son mari. À la fin de son épisode, le sang coulera. Désormais capable de donner la vie, elle aura, paradoxalement, la force de tuer son mari. Maki, dans son métier d'institutrice, est constamment confrontée à l'enfance. C'est une mère protectrice, tout comme Akiko envers la fille de son frère. « Ours » mal léché, elle développera des capacités maternelles. Le cas de Yuka est un peu à part des trois autres. Refusant le poids de la pénitence imposé par Asako, elle agit en femme libre en choisissant de tomber enceinte du mari de sa sœur. 

Sae (Yu Aoi)

Par une mise en scène sobre et précise, le film parvient à une redoutable efficacité émotionnelle. Kurosawa propose un travail intéressant de la profondeur de champ telle que la définissait André Bazin (c.f. « L'évolution du langage cinématographique » dans Qu'est-ce que le cinéma ?). En proposant un rapport mental entre le spectateur et l'image, la profondeur de champ confronte plan et arrière-plan. Chaque personnage est en conflit avec son passé. La scène entre Asako et Akiko se base sur ce rapport de force dans l'image. Dans une simplicité d'apparat, la mise en scène psychologise chaque moment. Rien n'est apaisé. L'architecture de l'image est perturbée, comme les personnages. C'est toute l'intelligence du film que de proposer une telle violence intérieure. Dans ce film qui aurait pu très vite tourner au cliché et à l'attendu, Kurosawa parvient à rester dans la justesse. Même le twist final, bien qu'un peu poussé, marche car assumé. Si Kurosawa propose cette fin, ce n'est pas pour nous faire rougir ou hérisser sur nos fauteuils, mais parce qu'elle est la conclusion logique du film. Rien ne résonne faux, rien n'est laissé au hasard. Chaque personnage est sculpté avec minutie. Alors qu'il aurait pu s'enfoncer dans le thriller lourdaud, Kurosawa propose un quatrième chapitre inattendu teinté d'un humour noir mordant (la scène entre Yuka, prête à accoucher, et Asako est délicieusement immorale). C'était la respiration qui nous fallait. Du rire aux larmes, de la peur au pathétique, Kurosawa, comme Hitchcock, est maître de nos émotions. 

Asako (Kyôko Koizumi) et Akiko (Sakura Ando)

En somme, Shokuzai est un objet parfaitement maîtrisé du début à la fin. Le danger serait de s'arrêter là. Et si, finalement, le film ne parlait que de lui ? Les chefs-d’œuvre ne sont pas forcément les films les mieux maîtrisés mais les films qui parlent de la vie avec le cœur, qui ont ce grain de liberté, ce je-ne-sais-quoi qui vous emporte très loin et qui vous bouleverse. Là encore, Shokuzai surprend. Il n'aurait pu être « qu'un » excellent film bien fait (et c'est déjà pas mal!), mais il parvient à se trouver une âme, sans atteindre des sommets non plus. Mais par moments, le film se détache de lui-même et parvient à prolonger la réflexion. Kurosawa parle de l'enfance et de la peur, comme si les héros des frères Grimm avaient grandit. L'appareil psychanalytique n'est pas loin. Le film parvient à parler à tous le monde en allant chercher des choses qui étaient enfouies en nous. Rares sont les réalisateurs qui parviennent à creuser toutes les aspérités de leur film. Nous en sortons repus, rassasiés et perturbé. Dans le dernier plan du film, Asako, regard caméra, semble s'interroger, nous interroger sur la nature humaine, capable de tout : de vengeance, de rédemption, de colère et d'apaisement. Kiyoshi Kurosawa traverse l'âme humaine.

Adrien V.

Asako (Kyôko Koizumi)
 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire